Pièges, battage médiatique et principes éthiques
Dans certaines parties du monde, enquêter sur les produits pharmaceutiques peut vous mettre physiquement en danger. Dans d’autres, vous risquez votre réputation plutôt que votre vie. Les sociétés pharmaceutiques engagent souvent des responsables de relations publiques efficaces et tenaces, dont certains sont d’anciens journalistes. Parfois, mais beaucoup moins souvent, des avocats seront impliqués. Ils se peut qu’ils vous adressent des lettres agressives vous menaçant de poursuites judiciaires, par exemple.
Mettre votre rédacteur et votre éditeur sous pression est une pratique courante, car cela permet de retarder la publication de l’enquête. Les responsables éditoriaux effectuent de nouvelles vérifications et vous incitent souvent à fournir des preuves supplémentaires. D’après notre expérience, cet exercice peut être extrêmement long, fastidieux et éprouvant. La clé est d’être discipliné dans l’archivage des correspondances et de s’assurer que toute correspondance avec les entreprises existe sous forme écrite. Les scientifiques critiques, cependant, peuvent en payer un prix élevé, comme le montre cet exemple : GlaxoSmithKline Tried to Silence the Scientist Who Exposed the Dangers of its Drug Avandia (GlaxoSmithKline a essayé de faire taire le scientifique qui a exposé les dangers de son médicament Avandia).
Lorsque vous signalez l’existence de victimes présumées d’un médicament, vous devez porter une attention particulière au langage que vous utilisez. Vous devez vous assurer de solliciter les commentaires de l’entreprise avant la publication de votre enquête, ce qui est bien entendu un devoir journalistique. La couverture médiatique et la rédaction de nouveaux avertissements sur la notice d’emballage d’un médicament sont connus pour affecter les ventes. Les entreprises vont donc tout mettre en œuvre pour essayer de minimiser les dommages potentiels.
Les leaders d’opinion peuvent aussi être particulièrement tenaces. Leur réputation est en jeu. Beaucoup d’entre eux ne voient pas de problème dans leur relation étroite avec l’industrie. Ils peuvent devenir agressifs et même poursuivre les médias et les journalistes en justice si leur nom est associé à des victimes ou à une inconduite.
Ne vous attendez pas à ce qu’une personne représentant l’industrie pharmaceutique accepte que votre interview soit enregistrée ou filmée. Ce sont des professionnels bien formés pour traiter avec les médias. Les sociétés pharmaceutiques peuvent éviter les demandes d’entretien ou envoyer au front leurs chargés de relations publiques.
Il est rare de trouver un lanceur d’alerte dans la communauté médicale ou scientifique concernée, ou encore dans l’industrie pharmaceutique. Quand cela arrive, cela peut s’avérer extrêmement utile. L’enquête remarquable sur les médicaments génériques de Katherine Eban l’illustre bien. Son livre, “The Bottle of Lies” (Le flacon de mensonges), décrit également comment elle a collecté pendant plusieurs années une quantité astronomique de données et de documents.
Parfois, des fonctionnaires honnêtes vous aideront si vos méthodes sont solides. Lisez le guide de GIJN sur ce sujet et assurez-vous de protéger l’identité de vos sources confidentielles.
Outre les autorités réglementaires, il existe dans chaque pays des autorités de santé publique impliquées dans les soins de santé. N’oubliez pas d’enquêter sur leurs conflits d’intérêts. Ces acteurs produisent également une vaste documentation sur les interventions de santé et évaluent les risques, les avantages et les aspects économiques. Leur travail est une mine d’indices et d’éléments factuels. Cependant, il est important de garder à l’esprit qu’ils subissent régulièrement la pression d’acteurs dont les intérêts peuvent être affectés par leurs décisions.
Construisez votre propre réseau avec des personnes dont l’expertise ne présente aucun doute à vos yeux. Recherchez-les parmi des spécialistes compétents en médecine fondée sur les preuves et sans conflits d’intérêts avec l’industrie et la réglementation. Souvent, les professeurs émérites, surtout ceux qui sont dotés de solides compétences en biostatistique, ou spécialisés dans un domaine médical ou scientifique spécifique lié au sujet de votre enquête, constituent de précieuses sources d’information. Ils ont atteint l’apogée de leur carrière. Ils n’ont par conséquent pas à s’inquiéter du financement de leur recherche et, en général, ils ne se soucient pas de redorer leur image. Veillez également à effectuer des recherches approfondies sur les antécédents de tous les experts auxquels vous vous adressez pour obtenir des conseils. Vous devez être certain de pouvoir leur faire confiance. Vous pouvez lire ces deux articles de fond du GIJN sur la collaboration avec les médecins et sur la manière de les transformer en enquêteurs.
Les conférences médicales et scientifiques, qui sont régulièrement parrainées par l’industrie pharmaceutique, peuvent être utiles pour votre travail. Elles regorgent de représentants de l’industrie et la publicité y est omniprésente. De plus, les participants ne s’attendent pas à ce que des journalistes d’investigation indépendants participent à de tels événements. Ils peuvent donc être assez ouverts aux discussions informelles. Ce genre de rencontres fournit des indications précieuses sur les objectifs visés par les fabricants pour une catégorie de médicaments. Lorsqu’une maladie plutôt rare est soudainement présentée comme un problème de santé publique majeur, cela peut constituer un signal d’alarme. Ce genre de stratégie peut signaler le lancement imminent d’un nouveau produit ou un changement de stratégie de l’industrie. Lorsque vous participez à des conférences médicales, repérez les “symposiums satellites” présentés par des sociétés pharmaceutiques. Il peut s’agir d’événements promotionnels présentés sous forme de sessions scientifiques.
Assurez-vous de ne pas accepter de cadeaux ou d’autres avantages, car vous cela vous mettra dans une situation de conflit d’intérêts qui pourrait compromettre votre crédibilité. Être trop proche des médecins et des scientifiques est également une mauvaise idée. Cela peut sembler insensible, mais interrogez-vous toujours sur les intentions des victimes. Étudiez à fond leurs antécédents médicaux et posez-leur des questions précises. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, avant sa mise sur le marché, un produit médical a été testé sur plusieurs milliers de personnes dans un environnement contrôlé.
Parmi les principaux risques des enquêtes dans ce domaine figurent celui de se tromper dans l’interprétation des preuves, de faire confiance à un expert incompétent ou ayant des conflits d’intérêts, et de se montrer crédule face aux promesses exagérées de la médecine. Les mots-clés qui doivent vous alerter sont des expressions comme “médecine personnalisée”, “percée”, “big data”, “médicaments qui sauvent des vies”, “espoir”, “traitement révolutionnaire”.