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Le trafic de drogues illicites est lucratif et en pleine expansion sur tout le continent. L’Afrique sert principalement de site de transit et, de plus en plus, de marché de consommation, avec un commerce annuel se chiffrant en milliards de dollars. Parmi les drogues les plus prisées, on compte la cocaïne et les produits pharmaceutiques, en passant par les méthamphétamines et les drogues de synthèse. La population relativement jeune du continent, qui ne cesse de croître, va entraîner une augmentation de 38 % des consommateurs de drogues entre 2018 et 2030, selon des estimations de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC).
En 2021 et 2022, des saisies record confirment un boom du trafic de drogues sur l’ensemble du continent. L’Afrique occidentale est particulièrement touchée avec un volume de trafic de stupéfiants estimé à plus de 50 tonnes par an. Au Nigeria, la première économie du continent, les autorités ont confisqué 1,8 tonne de cocaïne d’une valeur de 278 millions de dollars américains dans un seul entrepôt à Lagos en septembre 2022, au cours de la saisie de drogues la plus importante dans l’histoire du pays. Cette saisie ne représente pourtant qu’environ 2 % du trafic total annuel dans la région.
Alors que l’Afrique ne jouait autrefois qu’un rôle mineur dans le trafic transnational de drogues illicites, le continent se transforme rapidement en une plaque tournante de transit. Les drogues transitent par des pays africains pour être vendues ultérieurement sur des marchés rentables en Europe de l’Ouest et elles arrivent en Afrique via les ports, les aéroports et le désert. Les activités de transit prennent une telle ampleur qu’un pays comme la Guinée-Bissau est qualifié de narco-État.
Les retombées sont lourdes de conséquences. Le trafic de drogues sape le développement économique et peut déstabiliser des pays entiers, déclare le Conseil de sécurité des Nations unies. Il peut éventuellement provoquer des guerres brutales des gangs, alimenter la corruption et exercer une pression croissante sur les systèmes de soins de santé, puis il entrave les mesures prises par les autorités (comme nous l’avons vu en Afrique du Sud).
Selon le Rapport mondial sur les drogues 2022, les données liées aux saisies indiquent qu’en Afrique le trafic de cocaïne, entre autres, est en augmentation constante. Entre 2019 et 2022, au moins 57 tonnes de cocaïne ont été interceptées en Afrique occidentale ou en transit à destination de cette région.
Pour enquêter sur le trafic de drogues, les journalistes doivent aller de l’actualité quotidienne et des rapports de police. Ils doivent non seulement exposer les actes répréhensibles perpétrés par des criminels et leurs réseaux, mais également les individus et institutions qui facilitent leurs agissements. Citons l’exemple d’un maire au Niger, qui a été arrêté alors qu’il transportait plus de 200 kilos de cocaïne dans son véhicule. Pour enquêter sur un incident de ce type, il faut démanteler le réseau du maire en dénichant toute activité secrète ou clandestine. Cela consiste à examiner les politiques du gouvernement, des entreprises ou d’autres organisations, le cas échéant, ayant contribué à la mise en place de l’activité criminelle.
Mener ces enquêtes comporte toutefois des risques. Les journalistes peuvent être physiquement attaqués et intimidés. Les trafiquants de drogue peuvent avoir des contacts dans le milieu de la politique, des liens avec la police et suffisamment de ressources pour harceler les reporters en les menaçant d’actions en justice ou en les faisant suivre par des détectives privés.
Conseils et outils
Recherchez des données. Commencez par consulter les données d’organismes internationaux comme l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Ses rapports contiennent les informations les plus récentes sur les tendances, les saisies, le prix et la pureté, ainsi que des données sur la production de drogues. Vous pouvez filtrer les rapports annuels de saisie de drogue ici, par pays, drogue, région et sous-région, à partir de l’année 1990. Identifiez les trafiquants de drogue en consultant les notices rouges sur INTERPOL que vous pouvez filtrer par pays d’origine ou par pays par lesquels ils sont recherchés.
Diversifiez vos sources. On pourrait penser qu’il s’agit d’une pratique journalistique standard, mais vous devez impérativement diversifier vos sources. Vérifiez leur crédibilité et analysez les données que vous avez collectées pour mettre en place une structure d’informations critiques que vous pourrez exploiter pour étayer votre enquête.
Méfiez-vous des sources et des chiffres officiels. Les agents de l’État peuvent amplifier la menace (ou la minimiser), alors prenez le temps de vérifier les informations qu’ils communiquent. En Guinée-Bissau, le journaliste Allen Yéro Embalo, correspondant de l’AFP et Radio France International, qui a enquêté pendant des années sur les cartels de trafic de drogues, conseille aux journalistes d’établir des relations de confiance avec leurs sources parmi les forces de l’ordre à différents niveaux dans leur pays, comme les organismes National Drug Law Enforcement Agency au Nigéria, Anti Narcotics Unit au Kenya ou Directorate for Priority Crime Investigation en Afrique du Sud. Ces sources vous communiqueront souvent des astuces utiles.
Embalo signale également que les reporters doivent se méfier des chiffres quantifiant des saisies de drogues, car ils peuvent être falsifiés. “Parfois, les paquets brûlés photographiés ne contiennent pas de substances illicites, mais d’autres produits, alors que les drogues sont acheminées ailleurs”, ajoute-t-il.
Surveillez les autres trafics éventuels liés à des drogues. Le journaliste nigérien Moussa Aksar, président de la Cellule Norbert Zongo pour le Journalisme d’Investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO) suggère de garder un œil global sur les réseaux de trafic : “Surveillez l’activité d’autres types de trafics, comme celui du tabac dans la région du Sahel ou d’autres produits illégaux.”
Surveillez les fournisseurs et les consommateurs. Un marché illégal de drogues ne peut exister sans fournisseurs et, bien évidemment, sans consommateurs. En surveillant la tendance de consommation de drogues, vous pourrez mieux en comprendre l’évolution, et obtenir des données, ainsi que des pistes, pour des enquêtes. D’anciens toxicomanes pourront accepter de vous communiquer des informations sur la chaîne d’approvisionnement. Les agences nationales de l’ISSUP (International Society of Substance Use Prevention and Treatment Professionals) qui émergent sur le continent peuvent être des sources précieuses si vous enquêtez sur les tendances de consommation, l’addiction ou la désintoxication.
Collaborez. Les enquêtes sur le trafic de drogues peuvent être lentes et coûteuses. En travaillant en équipe, vous pouvez partager les frais et les risques associés. Vous pourrez, par exemple, mener et publier des enquêtes que des organes de presse traditionnels ne traiteront pas en raison d’intérêts personnels et notamment de la peur de perdre des contrats publicitaires ou de représailles. Les journalistes de pays d’origine en Amérique latine et de pays de destination en Europe, souhaiteront parfois collaborer, tout comme des collègues dans des pays de la même région. Embalo, originaire de la Guinée-Bissau, a fait équipe avec des journalistes du Libéria et du Nigéria dans le cadre de ses enquêtes sur la drogue.
Suivez la piste de l’argent. Le narco-trafic ne peut pas survivre sans le transfert de sommes d’argent considérables destinées à la fabrication, à la distribution, au blanchiment, etc. Il est essentiel de comprendre la base financière de ce commerce clandestin. Exploitez les ressources gratuites comme des documents sur le suivi des flux financiers illégaux et les sessions de formation sur les financements illicites. Des organisations régionales, telles que le Groupe Intergouvernemental d’Action contre le Blanchiment d’Argent en Afrique de l’Ouest (GIABA) peuvent proposer des formations, des experts ou de la documentation sur le commerce illicite dans votre région.
Retrouvez des traces. Les réseaux criminels organisés impliquant notamment des trafiquants de drogue font preuve d’imagination dans leur comptabilité pour que les revenus issus du crime organisé semblent légitimes. En analysant des documents comme des comptes de résultat pour détecter les revenus non justifiés, vous pouvez exposer le trafic de drogues et ses bénéficiaires. Recherchez des différences majeures entre les revenus déclarés et les dépenses, car elles peuvent révéler des revenus illégaux.
Vous pouvez suivre la piste de l’argent en consultant la base de données Aleph d’OCCRP. Parcourez les informations et les dossiers d’enquêtes précédentes, de sources faisant autorité et de bases de données à partir desquelles des données ont été extraites. Aleph propose des informations détaillées sur des personnes suspectes, des entreprises, des activités financières et d’autres sujets.
Utilisez Open Corporates, une base de données d’entreprises gratuite et facile à explorer. Cet outil est très utile si vous enquêtez sur un individu suspect et que vous essayez de l’associer aux entreprises qui transfèrent de l’argent. Vous pouvez utiliser l’autre base de données mondiale gratuite Open Sanctions qui contient les listes de sanctions les plus récentes imposées aux personnes exposées politiquement, ainsi que d’autres données sur des personnes d’intérêt public. Elle permet de vérifier les antécédents d’individus et d’entreprises qui vous intéressent et qui ont été signalés pour leur conduite illégale et des conflits d’intérêts.
Nous vous recommandons également de vous renseigner sur d’autres acteurs locaux ou régionaux dans la lutte contre la drogue. Certains figurent parmi les membres africains du Consortium International sur les Politiques des Drogues (IDPC).
La technologie joue un rôle clé. Le trafic de drogues s’adapte à la technologie moderne et, vu les ressources très abondantes à la disposition des narco-trafiquants, ces derniers peuvent utiliser des plateformes en ligne pour communiquer et planifier leurs activités secrètement tout en restant anonymes. Utilisez ces outils en ligne pour trier plus efficacement les données et trouver des indices.
Études de cas :
Douce codéine : crise de la consommation du sirop contre la toux comme drogue au Nigeria, BBC News Africa (2018)
Ruona Meyer et Adejuwon Soyinka ont enquêté sur la crise de consommation massive, comme une drogue, d’un sirop contre la toux à base de codéine qui touche des millions de jeunes au Nigéria. En filmant courageusement en caméra cachée, l’équipe a exposé les pratiques illégales de pharmacies censées être respectables en révélant ainsi la corruption à la base. Après la diffusion du documentaire, le Nigéria a interdit la production et l’importation de médicaments contra la toux à base de codéine.
Le Hezbollah en Afrique : le lien oublié du trafic de cocaïne vers Anvers et Rotterdam, Premium Times (2021)
Le journaliste d’investigation belge Daan Bauwens a fait équipe avec le journaliste nigérian Nicholas Ibekwe pour exposer un itinéraire de contrebande de drogues et retracer l’acheminement des bénéfices, dont certains ont servi à financer un conflit brutal sur un autre continent. La piste commence avec des individus pauvres qui essaient désespérément de survivre, et mène vers des employés de bureau corrompus qui détournent le regard puis vers une organisation désignée comme terroriste et qui se livre à des activités criminelles lucratives.
Le gang de trafiquants de drogue le plus puissant dont vous n’avez jamais entendu parler, OCCRP (2020)
De la Pologne à l’Amérique du Sud, jusqu’au port le plus fréquenté en Afrique subsaharienne, à savoir le port de Durban en Afrique du Sud, OCCRP dresse le portrait de Group America, un des groupes de narco-trafiquants internationaux les moins connus au monde, mais parmi les plus actifs. Stevan Dojčinović et Pavla Holcová ont pu accéder à des milliers de pages de rapports de police confidentiels, ont interviewé des agents des forces de l’ordre et ont même rendu visite au chef du gang dans une prison péruvienne.
Comment votre consommation de la cocaïne fait des ravages en Afrique de l’Ouest, Vice (2020)
Dans cette série, les journalistes Nicholas Ibekwe et Daan Bauwens expliquent l’itinéraire du trafic de drogues de l’Amérique du Sud vers l’Europe via l’Afrique de l’ouest. Ils ont retrouvé la piste de la Ndrangheta, une organisation mafieuse bien connue en Italie, dans le port de transit d’Abidjan en Côte d’Ivoire, un maillon essentiel pour les expéditions du gang vers l’Italie et la Belgique. Ils ont également révélé les agissements des cartels de la drogue colombiens pour parvenir à coopter des dirigeants africains.
Burkina Faso, Mali, Niger : sur les routes criminelles de la drogue au Sahel, CENOZO (2022)
Le trafic de toutes sortes de drogues à destination de l’Europe transite par le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Facilité par des frontières ouvertes et une faiblesse de présence de l’Etat, ce trafic exacerbe le problème de la criminalité au Sahel. L’enquête présente en détail le trafic de drogues dans la région, des itinéraires à l’utilisation de l’argent illicite résultant de ce trafic pour financer le terrorisme.
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Ressources additionnelles
Guide du reporter pour enquêter sur le crime organisé – le trafic de drogues
Webinaire de GIJN sur comment enquêter sur le crime organisé en Afrique subsaharienne
Exploiter les lois d’accès à l’information pour enquêter sur le trafic de drogues
Stephen Kafeero est un journaliste originaire d’Entebbe en Ouganda. En 2020, il a été boursier d’Open Society Foundation en journalisme d’investigation. Il a contribué à diverses publications, dont le Daily Monitor, Quartz et New Frame. Il s’intéresse à la bonne gouvernance, à la démocratie, aux droits de la personne, aux médias et à la loi.