Des villages Rohingyas détruits en Birmanie. Crédit: Human Rights Watch / DigitalGlobe.Le reportage “Fighting Slavery From Space“ (“combattre l’esclavage depuis l’espace”), unique en son genre, a été diffusé dans le cadre de l’émission « 101 East », sur la chaîne d’information en continu Al Jazeera English, dont le siège se situe à Doha, au Qatar.
Il ne s’agissait pas d’un reportage télé traditionnel. Pour réaliser ce documentaire, les journalistes se sont servis des technologies utilisées par l’industrie spatiale pour enquêter sur l’esclavage moderne. Ils ont également travaillé avec une équipe spécialisée dans l’observation de la Terre depuis l’espace au sein de l’Université de Nottingham au Royaume-Uni pour utiliser les données satellitaires et le “machine learning” dans le but d’identifier les lieux où cette pratique ancienne existe encore.
Cette enquête sans précédent a donc réuni la technologie spatiale et les méthodologies utilisées dans la résolution de problèmes socio-économiques. Cela marque le début de ce que j’appelle « le journalisme du ciel », un nouveau chapitre dans l’histoire du journalisme d’investigation.
L’investigation à partir des données d’observation de la Terre trouve ses racines dans le domaine de la défense et de la sécurité. C’est une nouveauté dans le secteur du journalisme mais pas dans celui de la justice. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie [qui a enquêté sur le génocide de Srebrenica] a été le premier à s’en saisir. Plus récemment, le bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a utilisé des données satellitaires pour surveiller les agissements de l’armée de Birmanie dans l’État de Rakhine.
Puis en 2018, Human Rights Watch a publié un rapport sommaire mais cinglant sur le gouvernement birman et la destruction d’un grand nombre de villages rohingyas. Ce rapport reposait sur des données satellitaires et a ouvert la voie vers un nouveau journalisme d’investigation, s’appuyant sur les images prises depuis l’espace.
Le journalisme du ciel a également été très médiatisé en Inde suite à deux incidents récents : d’abord, la frappe de Balakot [au cours de laquelle des avions de combat de l’armée de l’air indienne ont franchi la ligne de contrôle pour frapper un camp présumé terroriste dans une zone du Cachemire sous administration pakistanaise], puis un conflit frontalier [provoqué par une construction chinoise dans une zone contestée (voir l’image ci-dessous)]. Différents médias ont formulé des hypothèses et des prédictions à partir de leur lecture des images satellites fournies par Planet (anciennement Planet Labs) et par Maxar.
Il y a 10 ans, ce genre de couverture n’aurait pas été possible. Cependant, la démocratisation et la privatisation de la technologie satellitaire permettent désormais d’avoir accès à des données spatio-temporelles de qualité à un coût minime, conduisant à d’intéressantes enquêtes journalistiques.
Il y a dix ans, les données satellitaires étaient produites par les Etats, pour les Etats, et ces images leur appartenaient. L’arrivée de sociétés privées comme DigitalGlobe, Maxar ou encore Planet a ouvert l’accès aux données à un public bien plus large.
Cela permet à des ONG dont Human Rights Watch et International Crisis Group, parmi tant d’autres, d’obtenir et d’étudier des informations non documentées par ailleurs, et d’enquêter à partir de celles-ci. Sans imagerie satellite, la tâche serait bien plus dure.
Les journalistes se sont eux aussi emparés de ces nouvelles technologies et des données qu’elles génèrent, et intègrent désormais les méthodes de chercheurs spécialisés dans l’observation de la Terre dans leurs investigations.
Les données satellitaires au tribunal
Les images satellites ont été versées au dossier judiciaire dans le cas du massacre de Srebrenica, des atrocités du Darfour au Soudan et plus récemment de la crise des Rohingyas en Birmanie. La plupart de ces images documentent des violations des droits de l’homme. Cependant, au Chili, en 2015, l’autorité nationale de l’eau – la Direccion General del Agua (DGA) – s’est servie de telles images pour mener une enquête sur l’extraction illégale d’eau dans une plantation d’avocatiers.
La zone concernée étant très vaste, la DGA s’est appuyée principalement sur des images satellites. Cette enquête multidisciplinaire a donc mobilisé la puissance publique, le droit, l’observation géospatiale et bien sûr le journalisme.
Ce travail a abouti sur un rapport qui a permis de soutenir l’égalité du droit à l’eau des populations locales. Des enquêtes du même type sont en cours sur la déforestation à Rondônia dans l’ouest du Brésil, la pollution en Chine et en Inde, les atrocités dans la région du Darfour, la création de camps de réfugiés rohingyas au large des côtes du Bangladesh (voir l’image ci-dessous), et la construction d’îles artificielles par la Chine (également ci-dessous).
Dans les années à venir, et à mesure que la technologie satellitaire poursuivra sa démocratisation, de nombreuses autres affaires seront mis au jour. De plus en plus de tribunaux pourraient alors reconnaître la légitimité de telles preuves.
Faire évoluer la pratique du journalisme
Le journalisme du ciel permettra de raconter des récits jusque-là passés sous silence. Dans les années à venir, le journalisme narratif et les données satellitaires iront de pair.
Ces reportages d’un nouveau genre s’aventureront en terre inconnue, dépassant les frontières géographiques comme philosophiques. Le journalisme contribuera ainsi à faire évoluer l’observation de la Terre telle qu’elle est pratiquée actuellement par la communauté scientifique.
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Cet article est d’abord paru sur le site Geospatial World. Nous le republions avec leur permission.
Shivaprakash Yaragal est un chercheur en systèmes d’information géographique (SIG). Il est titulaire d’une maîtrise en technologie de l’Université NIIT du Rajasthan, en Inde. Le changement climatique, la gestion des catastrophes et le développement durable sont parmi ses domaines de compétence.