Miranda Patrucic est journaliste au sein du Réseau de reportage sur le crime organisé et la corruption (OCCRP) , qui a été récompensé par le Global Shining Light Award 2017 de GIJN pour son travail sur « Commettre un massacre », une enquête sur le transfert d’armes d’une valeur d’1,2 milliard de dollars des Balkans vers la Syrie.
Avant de rejoindre l’OCCRP, Miranda travaillait pour le Centre de journalisme d’investigation (CIN) et la BBC en Bosnie. Elle a mené de nombreuses enquêtes transfrontalières et révélé l’existence de réseaux complexes de blanchiment d’argent, de pots-de-vin s’élevant à plus d’un milliards de dollars et d’affaires commerciales troubles mettant en cause des oligarques d’Asie centrale et d’Europe de l’Est. On compte parmi ses enquêtes marquantes Le « Laundromat » Azerbaïdjanais, La Fille prodigue et Les Panama Papers.
Dans ce questions-réponses, Miranda explique comment les journalistes peuvent « traquer l’argent » pour révéler des affaires de corruption.
Quel est votre premier réflexe quand vous obtenez les comptes d’une entreprise?
Je me pose trois questions : que trouve-t-on dans le bilan et comment l’ont-ils obtenu ? D’où vient l’argent ? Et qu’y a-t-il dans la section « notes » ?
Le bilan indique s’ils possèdent de l’immobilier ou d’autres sociétés et si le capital initial provient d’investissements d’actionnaires, de prêts ou de tout autre moyen. La section « notes », quant à elle, révèle si la société négocie avec d’autres sociétés appartenant au même actionnaire. C’est là que se trouvent les informations intéressantes.
En général, je crée une feuille de calcul qui compare les comptes année par année, afin de révéler des hausses soudaines de capital. Je vérifie si la société a des dettes énormes mais pas de revenu, ce qui indiquerait qu’elle a des activités ne correspondant pas à ce qu’une entreprise légitime est censée faire. Des créances élevées peuvent également me mettre la puce à l’oreille.
LEGENDE VIDEO : Miranda Patrucic a partagé davantage d’informations sur son travail lors de la conférence mondiale sur le journalisme d’investigation tenue en novembre 2017, après avoir participé au prix Global Shining Light.
Qu’est-ce que des créances élevées peuvent nous dire au sujet d’une entreprise ?
Des créances élevées signifient qu’une entreprise a vendu beaucoup de biens ou de services, mais n’a pas encaissé les paiements en retour. Soit ils sont complètement incompétents, soit ils font affaire avec des entreprises connexes, évacuant ainsi l’argent de la société, voire du pays.
Avec les sociétés-écrans, la véritable société prendra de l’argent sous forme de prêts auprès de la société-écran qui lui est affiliée et ne les remboursera jamais.
Une part importante de la corruption dans les sociétés étatiques ou dans les anciennes sociétés étatiques privatisées consiste en un retrait illicite de capitaux vers des sociétés qui leur sont liées. Nous le voyons souvent dans les secteurs fortement subventionnés par l’État, comme les industries extractives, où le propriétaire crée un site offshore qui achète des produits à l’entreprise locale soit à un prix inférieur au prix du marché soit gratuitement, et une fois que les produits sont livrés à l’étranger, le propriétaire vend sa société et en cache les avoirs. Nous le voyons dans les créances élevées. Le gouvernement doit alors renflouer l’entreprise locale, souvent avec l’argent des contribuables.
Qu’en est-il des actifs d’entreprises?
Je m’intéresse toujours aux actifs immatériels, par exemple, les permis. Je vérifie toujours leur statut et les transactions qui les entourent – si une entreprise a surpayé ou sous-payé son permis – car la corruption a souvent lieu dans ces cas-là.
Les liens entre les entreprises présentes dans plusieurs pays sont également intéressants à analyser. J’essaie toujours de mettre la main sur tous les dossiers, car il se peut que des éléments exclus d’un rapport en Suède doivent être divulgués, en vertu de la loi, dans le rapport de la société de portefeuille aux Pays-Bas par exemple. Tout nombre qui semble trop grand ou trop petit attire mon attention.
Les rapports d’audit peuvent également révéler des informations précieuses. Par exemple, dans l’enquête sur les Panama Papers, nous avons examiné des sociétés minières appartenant aux filles du président azerbaïdjanais et avons conclu qu’elles avaient l’obligation de verser 2 millions de dollars au gouvernement pour l’utilisation d’une mine, ce qu’elles n’ont pas fait. Selon le rapport d’audit, il a été demandé aux propriétaires-exploitants s’ils craignaient de perdre leur permis et ceux-ci auraient répondu que non. Cette absence de réglementation a finalement permis de révéler le favoritisme dont ont bénéficié les entreprises liées à la famille dirigeante d’Azerbaïdjan.
Quelles autres formes de recherche qualitative peuvent être utiles pour comprendre les activités d’une entreprise ?
A partir des premières informations dont je dispose sur une entreprise, je sais s’il faut vérifier les registres fonciers ou les registres du commerce, et je compare toujours les rapports annuels.
Dans notre article sur le Tadjikistan intitulé « L’appât de l’or », un rapport annuel indiquait que les licences du pays étaient incertaines. L’année suivante, la société a obtenu un permis d’exploitation d’une mine après le paiement d’un frais de réussite. Cela nous a permis de mieux comprendre ce qu’étaient ces « frais de réussite » et de découvrir que de tels frais ne s’appliquaient pas aux entreprises appartenant à la famille du président ou liées à celle-ci.
Il est également utile d’examiner les sociétés cotées sur des marchés boursiers alternatifs, tels l’AIM, le marché junior de la Bourse de Londres, qui ont tendance à être réglementés moins durement et sont souvent plus tolérants envers les sociétés troubles.
Examiner la valeur des actions peut en dire long sur la fonction d’une entreprise. Comment déterminez-vous si les actions d’une entreprise sont sous-évaluées ?
C’est difficile à dire. Dans l’affaire Azercell, nous avons trouvé un document évaluant les actions détenues par l’état à 600 millions de dollars et le registre de vente à 180 millions de dollars. La différence était significative et nous avons par la suite mis en lumière comment l’état avait réussi à s’octroyer des centaines de millions de dollars appartenant au peuple azerbaïdjanais.
Sans estimation de la valeur des parts, vous avez besoin d’autres informations qualitatives, telles que la valeur de l’immobilier ou des actifs. Cela nécessite plus de travail.
La chance joue parfois un rôle important, n’est-ce pas ?
Oui, chaque enquête qui aboutit tient du miracle. Parfois, on travaille dur et on a de la chance. Mais il s’agit également de ne pas baisser les bras.
Nous avons retrouvé le député allemand qui a accepté 100 000 euros via le « laundromat » azerbaïdjanais grâce à un virement bancaire, parmi des centaines de documents, sur lequel figurait son nom. Tout ce qui nous a fallu faire a été de confirmer son identité.
Quelle est la plus grande différence entre les sociétés offshore et les sociétés domiciliées localement ?
Les administrations offshore n’obligent souvent pas les entreprises à déposer des rapports financiers ou à divulguer leurs droits de propriété. Des documents basiques tels que les résolutions et les statuts ne sont pas disponibles. Quand vous n’avez pas accès à une fuite de documents, la tâche peut être ardue. Je cherche n’importe quel actif étranger, car les registres des sociétés qui ne sont pas offshore exigent un niveau de transparence plus élevé, ce qui m’amène ensuite à des informations sur les sociétés offshore qui leur sont liées.
Comment les journalistes peuvent-ils utiliser efficacement les registres d’état pour enquêter sur une entreprise ?
Dans le cadre de l’enquête Alliances contre nature, nous avons examiné une société disposant de terrains conjointement avec une figure connue du crime organisé et ce par l’intermédiaire d’une société offshore sur laquelle nous ne pouvions obtenir aucune information. Quand nous avons vérifié les registres fonciers locaux, nous avons découvert une lettre d’avocats du Panama adressée au ministre de l’Économie du Monténégro de l’époque. Nous ne pouvions pas prouver qu’il était actionnaire, mais cela nous a montré que des représentants du gouvernement étaient certainement concernés par l’histoire.
Les registres d’entreprises contiennent toutes sortes d’informations utiles : les détails de restructurations, les listes d’investissements extérieurs ou de partenariats public-privé, et les noms des avocats de la société.
Dans l’enquête « La Fille prodigue », qui portait sur la famille ouzbèke au pouvoir, quel a été le moment décisif où vous avez réalisé que Gulnara Karimova, la fille aînée de l’ancien président Islam Karimov, avait reçu plus d’un milliard de dollars de pots-de-vin ? Qu’est-ce qui vous l’a révélé dans les documents ?
C’était très intéressant. Nous avons eu accès à une fuite de documents qui révélait des transferts provenant de dizaines d’entreprises. Elle a fait en sorte que ces entreprises de télécommunication la rémunère pour des services de marketing, de promotion événementielle, de transport ou encore de logistique. Elle ne fournissait pas ces services, bien évidemment, mais cet arrangement tirait profit de l’ambiguïté quant à la forme que peuvent prendre des services de marketing d’une valeur de 5 millions d’euros. Il n’y a aucun moyen de mesurer de tels services, ceux-ci étant immatériels. Nous avons vu l’argent apparaître de l’autre côté, celui de ses comptes offshore. Elle avait des aides chargés de la distribution immédiate de l’argent pour éviter tout soupçon en achetant des biens immobiliers et des articles de luxe.
Dernière question : dans un discours de remerciement au cours d’une cérémonie de remise de prix en 2016, vous avez parlé avec franchise des risques qu’encourent les journalistes. Auriez-vous des conseils à prodiguer à vos confrères et consœurs quant à leur protection individuelle et à celle de leurs sources ?
Ayez conscience des risques. Essayez d’évaluer le plus tôt possible la gravité de ce que vous pourriez mettre à jour au cours de votre enquête. Il nous arrive souvent de ne nous rendre compte que trop tard du sérieux d’une affaire. Si vous savez un sujet dangereux, ne le faites pas seul ! Parlez-en à votre rédacteur-en-chef et demandez de l’aide. Si vous avez affaire à un lanceur d’alerte, assurez-vous de sa sécurité également.
Katarina Sabados est une journaliste et écrivaine indépendante qui a travaillé avec l’OCCRP et le Réseau de reportage sur le crime et la corruption (KRIK) en Serbie. Elle a travaillé avec Miranda sur « L’appât de l’or », une enquête de l’OCCRP sur des contrats miniers troubles au Tadjikistan.