Déchets, ordures ou détritus : quel que soit le nom qu’on leur donne, ces objets que l’on jette posent un sérieux problème à la société, et des journalistes dans le monde entier ont décidé d’enquêter sur le devenir de tout ce dont nous nous débarrassons. En utilisant des drones, des balises et des bases de données, ils ont décrypté le commerce mondial de déchets.
Selon un rapport de l’OCDE de 2022, le monde produit deux fois plus de déchets plastiques qu’il y a vingt ans, et la majeure partie finissent dans des sites d’enfouissement, incinérés ou rejetés dans la nature. Seuls 9% des détritus sont recyclés.
Aux Etats-Unis, chaque personne génère environ 221 kilogrammes de déchets plastiques par an – l’équivalent du poids d’un piano droit – tandis qu’en Europe, ce chiffre se monte à environ 114 kg. Rien qu’en Allemagne, plus de 380 millions de paires de chaussures sont jetées chaque année, soit près de cinq paires par personne.
Les enquêtes menées sur le devenir de nos déchets, et sur les conséquences pour les êtres humains et l’environnement, contribuent pour beaucoup à éveiller les consciences, selon le journaliste d’investigation Mark Schapiro, qui travaille aux Etats-Unis et dont les reportages ont été primés. Il est également membre du conseil d’administration de l’ Environmental Investigative Forum [Forum d’investigation sur l’environnement, EIF].
“Quand on jette un objet, il ne disparaît pas. Les enquêtes qui mettent en évidence les dangers que représentent les déchets sont extrêmement importantes sur le plan de la santé publique et illustrent une autre inégalité criante : nous ne sommes pas tous exposés de la même manière aux substances toxiques issues des déchets”, indique Mark Schapiro, auteur de “Exposed: The Toxic Chemistry of Everyday Products and What’s at Stake for American Power.” [Révélations : la chimie toxique des produits de tous les jours et les enjeux pour le pouvoir américain]
Utiliser des balises pour suivre les détritus
Les journalistes allemands qui ont enquêté sur le devenir des sneakers mises au rebut, enquête intitulée “Sneakerjagd” ou Chasse aux sneakers – un reportage retenu pour le European Press Prize 2022 – ont montré que même si les consommateurs ont la conscience plus tranquille grâce aux recyclage, celui-ci ne constitue pas une réponse toute prête au problème des déchets.
Les journalistes qui ont mis ce projet sur pied, Christian Salewski et Felix Rohrbeck, co-fondateurs du site en ligne de journalisme d’investigation Flip, avaient déjà utilisé des balises GPS dans le cadre d’une enquête sur les exportations illégales de déchets électroniques, et ils ont décidé de reprendre cette idée pour l’industrie de la mode éphémère.
Ils ont choisi les sneakers parce que la production de ces chaussures est en pleine expansion, que les couches de plastique moulé qui les composent les rendent difficiles à recycler, et que les semelles intérieures sont idéales pour y dissimuler des balises.
“Nous nous sommes dit : pourquoi ne pas utiliser des sneakers de célébrités ? Nous voulions avoir un impact sur les réseaux sociaux et publier le reportage sur différents canaux, avec l’aide d’influenceurs dont les “followers” ne s’intéressent pas forcément au journalisme d’investigation. Nous voulions cibler en ligne des personnes plus jeunes, celles et ceux qui achètent des sneakers, nous attaquer au problème en nous mettant à leur portée”, a ajouté Christian Salewski.
Les reporters ont demandé à des célébrités de se filmer en train de faire don de leurs chaussures usagées, qui étaient ensuite placées dans des bacs de recyclage fournis par des détaillants, des marques de sneakers, des organisations à but non lucratif ou des entreprises de recyclage de textiles. A l’intérieur des chaussures ont été dissimulées de minuscules balises équipées de technologie GPS (qui utilise la technologie par satellite pour calculer une position), d’une antenne GSM (un système de transition sans fil qui relie les téléphones cellulaires) et de détecteurs de mouvement pour que les batteries restent en mode veille. Tous ces éléments étaient ainsi programmés pour n’émettre que dans certaines circonstances – après un déplacement important, par exemple – afin que la balise puisse communiquer le plus longtemps possible.
En collaboration avec des partenaires, NDR et die Zeit, l’équipe a créé un site interactif pour raconter l’histoire de chaque paire de sneakers lors de différents épisodes. Une autre équipe, spécialisée dans les données, a utilisé une interface API (de programmation d’applications) pour transformer les données brutes des balises en voyage virtuel instructif, avec des cartes, des photos, des vidéos et un texte qui remettaient dans leur contexte les “pings” des balises.
Les journalistes se sont filmés en train de suivre la progression des chaussures et certains se sont rendus sur place pour voir ce qui se passait sur le terrain.
“Le GPS est un outil très performant pour savoir où les objets finissent après avoir été jetés, et les GPS délivrent des données que vous pouvez visualiser sur une carte”, indique Christian Salewski. “Le balisage est toujours dans notre boîte à outils. Il vous faut un minimum de connaissances technologiques, mais c’est amusant – cela crée un suspense naturel : suivez-moi, le reporter. Je ne sais pas ce qui va se passer.”
La technique a payé. L’un des principaux scoops de l’enquête : l’équipe s’est rendu compte que des Nike neuves étaient détruites au lieu d’être recyclées.
Et une paire de Puma blanches ayant appartenu à la présentatrice de télévision Linda Zervarkis les a menés jusqu’à Nairobi, au Kenya, où les reporters s’étaient rendus pour en savoir plus sur l’importation de textiles en Afrique et sur les problèmes inhérents, notamment les immenses sites d’enfouissement, nocifs pour l’environnement, contenant principalement des vêtements dont plus personne ne veut.
Sneakerjagd a eu un impact énorme, atteignant environ 10 millions de personnes, indique Christian Salewski. Des émissions de télévision de grande audience comme Tagesschau ont contribué à augmenter la visibilité de l’enquête, plus encore que les réseaux sociaux.
“Ces reportages sont très importants pour mettre en évidence la nocivité des déchets”, indique Mark Schapiro. “Il faut le rappeler aux gens, encore et toujours. Quand des déchets sortent de chez vous ou de votre bureau, ils ne disparaissent pas. L’un des objectifs de ces enquêtes est aussi de rejeter la responsabilité sur le fabricant : souvent, il existe des alternatives bien moins nocives.”
Faites parler les chiffres
C’est après avoir passé minutieusement les données au peigne fin et effectué un reportage sur le terrain que des journalistes d’Ojo Público ont décidé de réaliser une enquête, Amérique latine : la décharge de déchets des autres, publiée en novembre 2022. Ils ont mis en lumière les énormes problèmes environnementaux et éthiques que créent les exportations de déchets plastiques vers la région.
Les journalistes de ce média, membre de GIJN, ont découvert que le processus de recyclage est aussi en proie à des problèmes, et que l’industrie qui lui est liée n’est pas transparente.
Ce qui a déclenché l’enquête ? “Un petit reportage qui indiquait que l’Amérique latine était le site d’enfouissement du monde entier”, précise Kennia Velázquez, journaliste à Ojo Público, qui a travaillé avec Moníca Cerbón et d’autres reporters sur ce sujet.
Des journalistes mexicains et péruviens ont travaillé ensemble pour approfondir la question, en utilisant une plateforme de données qui propose des informations sur la navigation pour repérer les transports de déchets plastiques.
La manière dont les gouvernements présentent les déchets plastiques et leur recyclage comme des problèmes à gérer par les particuliers les a encouragés à redoubler d’efforts. “Il y a un grand débat sur ce que l’on doit faire du plastique. L’industrie et les gouvernements disent : ‘vous devez recycler vos déchets, être responsables’. Ils rejettent la responsabilité sur le consommateur, pas sur l’industrie’, dit Kennia Velázquez. “Quand j’ai commencé à réfléchir à cette enquête, j’ai constaté que le plastique est partout, au supermarché, chez moi. Nous voulions examiner les différents aspects de ce phénomène.”
L’équipe a passé au peigne fin les données qui démontraient que des containers de déchets arrivaient en Amérique latine, en séparant les déchets plastiques d’autres cargaisons comme des batteries usagées, de l’eau contaminée et des produits chimiques.
“Nous en avons conclu que le problème est bien plus grave que ce que l’on pensait. Rien qu’au Mexique, nous avons découvert 50 000 cargaisons de déchets”, ajoute Kennia Velázquez.
Certains pays envoient leurs déchets en Amérique latine, apparemment pour qu’ils y soient recyclés par des sociétés privées, un marché juteux. Les journalistes ont découvert que, souvent, les déchets ne sont pas prêts à être recyclés, qu’ils doivent être lavés en utilisant des produits chimiques polluants et de l’eau, ou finissent dans un site d’enfouissement où ils risquent de contaminer les environs avec des micro plastiques. Certaines sociétés impliquées dans le processus de recyclage ne respectaient pas les normes environnementales.
“L’un des aspects intéressants des reportages sur les exportations de déchets, c’est la manière dont ils montrent, explicitement ou implicitement, que souvent, les sociétés qui fabriquent des marchandises, avec notamment des composants toxiques, ne subissent aucune pression pour qu’elles s’occupent de la composante ‘déchets’ de leur produit”, indique Mark Schapiro.
L’analyse d’Ojo Público a été faite manuellement, en utilisant Excel, en vérifiant chaque ligne de description de chaque container, parce que toutes les descriptions de containers étaient différentes. Si le processus avait été automatisé, les journalistes auraient pu passer à côté d’informations importantes.
Les reporters ont ensuite contacté les sociétés et les gouvernements responsables de ces cargaisons. Ils n’ont reçu qu’une seule réponse. “Nous nous sommes heurtés à une grande opacité. Nous avons écrit à de nombreux gouvernements, mais ils ne nous ont jamais répondu. Seule une société a réagi, en affirmant que tout était parfait”, a ajouté Kennia Velázquez. “Il n’y a pas de données officielles disponibles dans ces pays, et c’est pourquoi nous avons eu recours à la plateforme.”
L’équipe a décidé de se concentrer sur des sites particuliers pour mettre en évidence l’ampleur du problème et pour que les chiffres faramineux annoncés soient plus parlants pour les lecteurs.
Les photos ont joué un rôle important, et les photographes de l’équipe ont même eu recours à des opérations d’infiltration pour photographier un site de détritus municipal au Mexique. Des photos prises par des drones les ont aussi aidés à établir un état de la situation. “L’un des aspects sur lesquels je voulais insister, c’est le fait que nous avons déjà beaucoup de déchets. Alors, pourquoi en importons-nous d’autres ?”, ajoute Kennia Velázquez.
Un problème mondial
Dans beaucoup de régions du monde, la pandémie de coronavirus a conduit à une augmentation de l’utilisation de plastiques jetables et a mis en relief la question cruciale des déchets qui en découle. En Europe, depuis la diffusion de Sneakerjagd, il y a deux ans, le problème de la gestion de ces déchets est loin d’avoir été réglé.
Le mois dernier, Investigate Europe a publié une enquête de grande envergure sur ce problème intitulée Déchets plastiques : une catastrophe européenne, qui se proposait de donner un coup de projecteur sur tous les aspects du problème des déchets plastiques, avec une approche axée sur les données.
L’enquête a révélé les faiblesses de l’économie circulaire de l’Europe, en mettant en exergue des questions comme la pollution causée par l’incinération des déchets ou leur commerce illégal.
“Nous avons traité beaucoup de données, mais nous avons utilisé des techniques simples comme des tableurs, Excel, etc.”, explique Nico Schmidt, qui a dirigé les recherches pour l’enquête.
Pour ce qui est des reporters de Ojo Público, le fait de passer les données au peigne fin a mis au jour un important problème de transparence. “Les données viennent en premier, puis vous tenez votre info, alors vous cherchez des singularités, vous remettez en cause les données et vous vous retrouvez avec une série de questions”, indique Nico Schmidt. “Concernant les déchets, vous avez beaucoup de sources de données différentes et, bien entendu, vous devez ensuite vérifier la provenance des données, qui en est en fait la source.”
Parfois, les données fournies par des fabricants de plastique sont présentées pratiquement comme des données officielles, ajoute-t-il. “Nous avons passé beaucoup de temps à comparer les différentes sources de données et à essayer d’en comprendre les principes fondamentaux parce que parfois, l’important se cache dans les notes de bas de page.”
Autres enquêtes notables
Dirty Clothes [Vêtements sales] — SVT (Suède)
L’émission de journalisme d’investigation la plus en vue en Suède, Mission Investigate, diffusée par la chaîne de télévision publique SVT, a collaboré avec des journalistes à l’étranger pour révéler comment le crime organisé a gagné des millions d’euros en volant des vêtements destinés à des organisations caritatives déposés dans des bornes de recyclage. Pour ce documentaire de 2021, les journalistes ont utilisé des balises GPS, des caméras cachées et des drones. Ils ont réalisé un véritable travail de détective, dans la rue, pour remonter jusqu’à un gang international qui opérait dans plusieurs pays.
Dow Said It Was Recycling Our Shoes. We Found Them at an Indonesian Flea Market [Dow affirmait recycler nos chaussures. Or nous les avons retrouvées sur un marché aux puces en Indonésie] — Reuters (Singapour)
Pour ce récent reportage spécial de Reuters, des journalistes ont enquêté sur les déclarations du géant américain de la pétrochimie, Dow, qui disait travailler en collaboration avec le gouvernement de Singapour pour transformer de vieilles sneakers en équipement d’aire de jeux et de pistes de course dans cette nation minuscule. Mais après avoir utilisé des balises GPS pour suivre la trace de 11 paires de chaussures, Reuters a découvert que 10 d’entre elles avaient en fait été réexpédiées par le truchement d’intermédiaires et s’étaient retrouvées disséminées en Indonésie. L’équipe a finalement retrouvé trois des paires de chaussures, qui avaient fini sur le marché de chaussures d’occasion. Aucune des paires de chaussures n’a été recyclée selon les modalités annoncées par la corporation.
Follow the Garbage [Suivre les détritus] — Oštro (Slovénie)
En 2022, ce site d’investigation slovène a entrepris une série ambitieuse qui s’intéressait au devenir des différentes catégories de déchets du pays. Il a équipé de balises 30 articles ménagers courants, notamment des bouteilles en plastique, un téléviseur, un ordinateur, une poupée, un sac à dos et un aspirateur. Il a découvert qu’un grand nombre d’articles recyclables finissaient avec les déchets ordinaires, tandis que d’autres étaient expédiés en Croatie et au Pakistan. Oštro a aussi publié un article méthodologique très utile sur les enseignements que les reporters ont tiré de cette expérience, ainsi que des conseils pour les journalistes qui souhaitent reproduire de telles enquêtes.
One Third of the Waste That Could Be Reused Is Lost on the Way to Garbage Sorting Centers [Un tiers des déchets qui pourraient être réutilisés ne parviennent pas aux centres de tri] — Metropoles (Brésil)
Ce projet de reportage a vu le jour quand une société de traitement des déchets a été prise en train de se débarrasser illégalement de matériaux recyclables dans la capitale, Brasilia. Pour comprendre s’il s’agissait d’un incident isolé ou s’il était représentatif d’un problème systémique, le site brésilien a équipé de balises une soixantaine d’articles courants recyclables et a suivi leur progression pendant un mois. Les reporters ont découvert que des articles recyclables étaient souvent expédiés au mauvais endroit ou mélangés avec des déchets ordinaires, et qu’ils finissaient dans des sites d’enfouissement. Plusieurs sociétés de traitement des déchets et une agence municipale ont réagi au reportage et ont essayé de régler ces problèmes. Pour son utilisation pionnière de balises dans le but de réaliser un reportage sur la responsabilité des uns et des autres concernant les déchets, Metropoles a reçu un prix SIGMA 2022.
Using Trackers to Investigate Where Unwanted Clothing Ends Up [Comment utiliser des balises pour enquêter sur le devenir des vêtements usagés ]— Yle (Finlande)
Ces reportages réalisés en Finlande et diffusés en 2020 et en 2021 ont été remarqués au-delà des frontières. Des journalistes de la chaîne publique Yle ont dissimulé six balises dans des vêtements usés qui avaient été déposés dans des bornes que les organisations caritatives et les chaînes de vêtements utilisent pour les récupérer. Les organisations caritatives affirment qu’elles n’exportent pas de vêtements en mauvais état, mais l’équipe en a retrouvé certains en Lettonie, au Pakistan et en Afrique, où on les appelle “les vêtements du Blanc mort”.
Ressources supplémentaires
GIJN Resource Center: Investigating Supply Chains
My Favorite Tools with Russia’s Roman Anin
Tracking the Illegal Trade in Artifacts
Helen Massy-Beresford, reporter et rédactrice, vit à Paris. Elle enquête sur des sujets comme le monde des affaires, la durabilité, l’aviation, les sciences et l’alimentation, entre autres.