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Les crimes liés aux océans comptent parmi les activités illicites les plus lucratives au monde. Selon un article paru en 2020 dans Science Advances – une revue publiée par l’American Association for the Advancement of Science – le commerce illicite de poissons marins engendre une perte économique annuelle estimée entre 26 et 50 milliards de dollars par an. La part africaine de ces pertes s’élèverait entre 7,6 et 13,9 milliards de dollars.
Il existe de nombreux types de crimes commis sur les océans du monde : entre autres, la corruption, le trafic de drogue et la traite des êtres humains. En Afrique, la piraterie maritime et ce que les experts appellent la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) sont parmi les crimes les plus fréquents.
Les activités de pêche INN sont si répandues en Afrique de l’Ouest qu’elles représentent à elles seules jusqu’à 37 % des prises de la région, selon un rapport de l’Environmental Justice Foundation. La pêche clandestine porte gravement atteinte à la sécurité alimentaire, aux moyens de subsistance des populations des régions côtières et à la santé environnementale des océans. Ainsi, un article consacré à la menace que représente le braconnage pour les petits pêcheurs de Sierra Leone souligne que 230 000 personnes dans le pays dépendent directement de l’océan pour leur subsistance. Le traitement médiatique de ce problème se concentre souvent sur les activités illégales des chalutiers et sur leurs liens avec des sociétés à l’étranger. La pêche INN mériterait pourtant de faire l’objet d’enquêtes bien plus variées. La non-application du droit en vigueur par les agents de l’Etat, l’inefficacité des lois et des règlements, ainsi que les menaces qui pèsent sur la biodiversité et l’approvisionnement alimentaire local sont parmi les sujets à prendre en compte.
Outre la pêche INN, la piraterie maritime occupe une place importante en Afrique. Selon l’Organisation maritime internationale, la piraterie et le vol à main armée impliquent des actes de violence ou de détention “en haute mer, commis à des fins privées par l’équipage ou les passagers d’un bateau, d’un navire ou d’un aéronef privé” contre un autre bateau, navire ou aéronef dans les eaux intérieures, les eaux archipélagiques et la mer territoriale d’un État. Les mesures de lutte contre la piraterie coûteraient aux pays africains plus de 500 millions de dollars par an, selon une étude de l’ONG Stable Seas.
Pendant des années, la Corne de l’Afrique a été la zone du continent la plus fortement touchée par des actes de piraterie, mais les incidents dans la région ont fortement diminué depuis 2009. C’est désormais le golfe de Guinée, une bande d’océan stratégique qui atteint une douzaine de pays sur la côte ouest-africaine, qui présente le plus de problèmes. Selon le Bureau maritime international, on estime qu’en 2019, 90 % des enlèvements en mer signalés dans le monde se sont produits dans le Golfe de Guinée. Ledit Golfe est également une plaque tournante du trafic de drogue, de la contrebande, de la pêche illégale et du vol de carburant. En 2015, une étude de la piraterie réalisée par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime à partir d’entretiens avec des prisonniers a révélé que la pauvreté est l’une des principales causes de ces crimes sur le continent.
La pêche illégale
Les activités de pêche illégale peuvent être regroupées en trois grandes activités, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) :
- “La pêche par des navires nationaux ou étrangers dans les eaux relevant de la juridiction d’un État, sans l’autorisation de cet État, ou en violation de ses lois et règlements.”
- “La pêche par des navires battant le pavillon d’États qui sont membres d’une organisation régionale de gestion des pêches, mais qui opèrent en violation des mesures de conservation et de gestion adoptées par cette organisation, ou des dispositions pertinentes du droit international.”
- “Les activités de pêche qui violent des lois nationales ou internationales, y compris les règles adoptées par un État en raison de sa participation à une organisation régionale de gestion des pêches.”
Les journalistes qui enquêtent sur la pêche illégale doivent rechercher les lois et réglementations nationales régissant cette activité. Les accès aux dossiers judiciaires, aux experts et aux actes d’accusation de la police sont des sources d’information importantes pour faire avancer votre enquête, et peuvent même permettre d’ouvrir de nouvelles pistes d’investigation. Certains crimes, notamment la pêche à l’intérieur de zones d’exclusion, l’utilisation de produits chimiques non autorisés et nocifs, la dissimulation des signes permettant d’identifier un navire, la corruption de fonctionnaires, le non-respect d’un ordre des autorités de s’arrêter aux points de contrôle et la fuite à l’étranger pour échapper à une arrestation peuvent relever d’une pratique illégale de la pêche. Par exemple, en 2018, trois navires de pêche ont été saisis par la marine gabonaise pour avoir pêché dans une aire marine protégée.
Pêche non déclarée
On parle de pêche non déclarée lorsque des navires de pêche titulaires d’une licence ne déclarent pas leurs prises aux autorités locales ou nationales. Ce terme recouvre également des délits tels que le transbordement de poissons – le transfert des prises entre navires – de manière illégale en mer, l’utilisation d’équipements de pêche interdits, les violations du droit du travail, la traite des êtres humains ou l’esclavage en mer.
La FAO classe la pêche non déclarée en deux catégories :
- Les captures qui “n’ont pas été déclarées, ou l’ont été de manière erronée, à l’autorité nationale compétente, en violation du droit et des règlements nationaux”.
- Les captures “effectuées dans la zone de compétence d’une organisation régionale de gestion des pêches, qui n’ont pas été déclarées ou l’ont été de manière erronée, en violation des procédures de déclaration fixées par cette organisation”.
En Afrique, la pêche non déclarée est généralement pratiquée par des navires étrangers qui ne détiennent pas forcément la licence requise. La pêche non déclarée pose des difficultés aux journalistes, car il faut avoir accès à des observateurs de la pêche ou des agents infiltrés pour enquêter sur ces délits. On peut notamment trouver des preuves en consultant les données sur les débarquements de poissons déclarés par les responsables portuaires, ainsi que les registres d’imports et d’exports. Cela peut permettre d’établir si un navire a ciblé une espèce interdite ou protégée.
Pêche non réglementée
Les pratiques de pêche non réglementée existent en raison d’un manque de réglementations ou de lois régissant l’industrie de la pêche dans une région donnée. La FAO qualifie d’activités de pêche non réglementée les cas où “il n’existe pas de mesures de conservation ou de gestion applicables et où ces activités de pêche sont menées d’une manière incompatible avec les responsabilités des États en matière de conservation des ressources marines vivantes en vertu du droit international”.
Il est fréquent que les navires susceptibles de se livrer à la pêche non réglementée éteignent ou désactivent leurs transpondeurs SIA (Système d’identification automatique), ces dispositifs qui indiquent aux autorités la position et le matricule d’un navire. Le droit maritime international exige que des transpondeurs SIA soient installés et activés sur tous les navires de transport de passagers, les navires d’une jauge brute d’au moins 300 tonnes effectuant des voyages internationaux et les cargos d’au moins 500 tonnes.
La piraterie
Couvrir la piraterie est intrinsèquement difficile, voire très dangereux. Les journalistes doivent prendre des précautions supplémentaires et comprendre les facteurs complexes qui régissent ce milieu.
Par exemple, les pirates dans le Golfe de Guinée se divisent en deux principaux groupes, d’après Dirk Siebels, expert en sécurité maritime africaine chez Risk Intelligence, une société de sécurité basée au Danemark. Il y a les groupes de pirates issus des communautés locales qui ont accès à un bateau et peuvent cibler des cargaisons en mer qui seront ensuite facilement vendues sur le marché noir ou le marché local. Selon Dirk Siebels, ce type de criminalité est généralement “lié à des communautés locales et n’est pas très organisé”.
D’autres groupes, plus sophistiqués, se livrent à des crimes qui ont plus de chance de faire l’objet d’un traitement médiatique, par exemple des enlèvements. Pour que ces groupes puissent mener à bien un enlèvement et obtenir une rançon, ils doivent disposer de camps d’otages, d’hommes de terrain pour garder les otages, et d’une protection contre les forces de l’ordre et les bandes rivales.
“Vous avez besoin de toute une infrastructure sur la terre ferme et, par définition, cela relève du crime organisé”, précise Dirk Siebels. “Ces groupes ne se contentent pas d’enlever des marins, ils peuvent aussi enlever des personnes à terre, faire de la contrebande de carburant, du raffinage illégal et de la contrebande d’autres biens.”
Les journalistes qui souhaitent couvrir la piraterie doivent comprendre la nature multidimensionnelle du problème, notamment le fait que la piraterie est liée à l’instabilité politique, aux conflits et à la pauvreté en Afrique, ainsi que les coûts associés à ces crimes, tels que les dépenses navales, les rançons payées et la valeur du pétrole et des marchandises volées.
Les journalistes peuvent également couvrir les impacts indirects de la piraterie, tels que les dommages financiers infligés aux économies côtières. Ces dommages peuvent inclure la réduction du trafic maritime vers les zones à haut risque, l’augmentation des coûts d’assurance et la diminution de l’activité de pêche.
On peut également focaliser son enquête sur les coûts qu’engendrent ces crimes. Quelles sont les conséquences d’une concentration des efforts politiques et budgétaires sur la lutte contre la piraterie, au détriment d’autres priorités nationales ? Les ressources consacrées à la lutte contre la piraterie pourraient-elles servir à financer l’éducation, les soins de santé ou les infrastructures du pays ?
Les journalistes doivent surtout soigneusement peser les risques. Puisqu’il s’agit d’un marché dangereux, il faut suivre des mesures de précaution si vous avez l’intention de contacter un pirate actif ou inactif dans le cadre de votre enquête. Un journaliste d’investigation chevronné, qui a couvert la piraterie, mais ne souhaitant pas être identifié en raison des menaces auxquelles il a fait face par le passé, nous a fait part des conseils suivants :
Évaluez les risques :
- Ne vous lancez pas à l’aveuglette. Votre équipe doit savoir où vous êtes et combien de temps il vous faudra pour revenir. Vous devez comprendre l’environnement dans lequel vous vous rendez et vérifier en profondeur les antécédents des personnes que vous souhaitez interroger.
- Que faire si la situation s’empire ? Qui allez-vous appeler, à qui allez-vous envoyer un texto ? Comment rentrerez-vous en zone sûre ? Vous devez mettre en place tous les plans d’urgences nécessaires.
Les fixers et les journalistes locaux :
- Faites preuve d’une extrême prudence dans le choix des personnes avec lesquelles vous collaborez. Vérifiez à fond les antécédents des reporters locaux et des fixers, ces travailleurs indépendants qui peuvent vous accompagner sur le terrain.
- Passez au crible les réseaux qui vous mettent en relation avec ces reporters et fixers sur place.
Contexte et culture :
- Vous devez effectuer des recherches approfondies afin de comprendre la culture de la personne ou des personnes que vous souhaitez interviewer.
- Faites preuve de respect envers les personnes concernées. Évitez de les juger ou de leur être hostile.
- Soyez sensible à leurs croyances religieuses et à leur culture. Ayez l’esprit ouvert.
Conseils et outils
Que vous enquêtiez sur la pêche INN, la piraterie ou toute autre activité criminelle en mer, un certain nombre de techniques éprouvées pourront vous aider dans votre travail.
Commencez votre projet comme vous le feriez pour n’importe quelle enquête – c’est-à-dire, en rassemblant toutes les données pertinentes :
- Utilisez les lois d’accès aux documents administratifs en vigueur dans les pays africains concernés pour recueillir des informations auprès de sources officielles. Les fuites de documents peuvent également jouer un rôle important dans vos enquêtes.
- Les journalistes doivent songer à contacter des organisations indépendantes de la société civile, des universitaires et des experts au sein d’ONG tels que le Comité des pêches pour le centre-ouest du Golfe de Guinée et le Projet de gestion durable des pêches. Ces intervenants pourront vous fournir davantage d’informations sur les crimes qui vous intéressent et sur les pistes potentielles à suivre.
- Pour les enquêtes sur la piraterie, les sources primaires sont toujours les plus précieuses. Contactez les victimes et les rescapés, les proches des victimes, ainsi que les pirates condamnés. Recherchez les documents judiciaires et les données recueillies par les forces de l’ordre. Les journalistes doivent prendre en compte l’état psychologique et les traumatismes des victimes de la piraterie avant de leur proposer une interview. Consultez les conseils de GIJN pour interviewer les victimes et témoins de drames.
- Lorsque la pêche illégale implique des sociétés étrangères cotées en bourse, consultez les comptes publics que ces sociétés ont dû déposer auprès des bourses et des autorités de régulation des marchés financiers. Ainsi, les bourses de Shanghai et de Shenzhen recèlent des informations permettant d’enquêter sur les sociétés cotées en Chine.
Sources clés
Global Fishing Watch est un outil en ligne en accès libre pour visualiser et analyser l’activité de navires en mer. Cette plateforme aide les journalistes à identifier les activités INN à travers le monde.
Environmental Justice Foundation est une ONG qui enquête, documente et dénonce les violations de l’environnement et des droits de l’homme, avec un intérêt particulier pour l’Afrique.
L’Observatoire européen du marché des produits de la pêche et de l’aquaculture (EUMOFA) propose une base de données agrégées et un vaste réseau d’experts en matière de pêche et d’aquaculture. On y trouve entre autres les données sur les produits de la pêche exportés d’Afrique vers l’Union européenne.
La plateforme EU Traces facilite l’échange de données, d’informations et de documents entre toutes les parties commerciales concernées et les autorités de contrôle. Les données sur les licences d’exportation de produits de la pêche détenues par des entreprises africaines sont disponibles sur cette plateforme.
Études de cas
Vol en mer : Une enquête sur les activités illégales de transbordement chinois au Ghana et au Nigeria, (Stolen at Sea: An Investigation into Illegal Chinese Transshipment Activities in Ghana and Nigeria), iWatch Africa, (2020)
Emmanuel Essien, un observateur de l’industrie de la pêche âgé de 28 ans travaillant au sein du ministère de la Pêche du Ghana, a disparu alors qu’il se trouvait à bord d’un chalutier chinois en 2019. Les preuves recueillies sur le dernier navire sur lequel il a travaillé montrent qu’il essayait d’empêcher des pratiques de pêche illégales.
L’affaire non résolue de la disparition d’Emmanuel Essien renvoie à un contexte plus large d’activités de transbordement illégal par des navires manifestement chinois au large des côtes du Ghana et du Nigeria. L’enquête s’est appuyée sur les informations de la plateforme européenne Traces, les comptes publics déposés auprès des bourses chinoises, des témoins et des experts de la société civile.
Comment les pirates modernes menacent encore la côte africaine (Modern Pirates Are Still a Threat in the Coast of Africa) ENDEVR, 2016
Ce documentaire d’investigation d’ENDEVR montre comment les pirates modernes au Nigeria et en Somalie ciblent les compagnies pétrolières, accusées de piller les richesses naturelles du pays sans rien fournir en retour, et font des enlèvements un véritable commerce. Les journalistes ont suivi des soldats, des marins et des pirates pendant plusieurs mois pour révéler leur mode opératoire.
La chasse aux pirates des temps modernes, qui volent des millions de tonnes de poissons en haute mer (The Hunt for the Modern-Day Pirates Who Steal Millions of Tons of Fish from the Seas), Smithsonian Magazine, 2020 –
Lorsqu’un cargo battant pavillon cambodgien affirme à tort que les morceaux de légine (un poisson) congelée qu’il transporte viennent d’Antarctique, le doute s’installe immédiatement et les autorités namibiennes refusent de le laisser accoster. Le reste de l’enquête emmène les lecteurs dans le monde sulfureux de la pêche illicite, notamment des entreprises qui financent ce marché et les dommages que celui-ci inflige aux délicats écosystèmes océaniques. Pour couvrir cette étude, Tristram Korten a consulté des experts et des fonctionnaires de plus de 10 pays, et a parcouru “des centaines de pages de rapports”.
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Ressources additionnelles
Guide du reporter pour enquêter sur le crime organisé
Comment un projet transfrontalier primé a mené des enquêtes en haute mer
L’essor du journalisme d’investigation environnemental en Afrique
Gideon Sarpong est un professionnel des médias avec plus de dix ans d’expérience du journalisme politique, du journalisme d’investigation et du journalisme de données. Il a cofondé iWatch Africa, a participé à l’Initiative des jeunes leaders africains (Young African Leaders Initiative), a obtenu une bourse Reuters à l’université d’Oxford et a été reconnu pour son travail en 2022 par la Fondation Thomson Reuters/Trust Conference.