Table des Matières | Introduction | Chapitre 1 | Chapitre 2 | Chapitre 3 | Chapitre 5 | Chapitre 6 | Chapitre 7 | Chapitre 8 | Chapitre 9
Les conflits et la souffrance rapportent beaucoup d’argent.
Le marché mondial des armes se chiffre à plus de 500 milliards de dollars américains par an et représente jusqu’à 40 % de la corruption dans le monde, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Ce commerce a de lourdes répercussions sur l’économie tout en sapant la responsabilité sociétale et en aggravant la misère humaine.
Et pourtant, le marché mondial des armes est soumis à des réglementations moins strictes que celui du lait ou du soja. Les marchés licites et illicites sont souvent interconnectés et leur légalité est souvent masquée par des contrôles sur les exportations d’armes et des arguments de secrets défense.
Les 100 entreprises les plus importantes dans le secteur ont généré des ventes d’une valeur de 531 milliards de dollars américains en 2020, signale le SIPRI. Les experts déclarent que non seulement le commerce des armes est alimenté par les conflits mondiaux, mais qu’il encourage activement les conditions qui déclenchent ou prolongent les conflits en fournissant des armes et d’autres incitations aux gouvernements corrompus. Pour découvrir les rouages du marché mondial des armes à l’heure actuelle, les journalistes doivent démêler un réseau de juridictions, d’intermédiaires et d’acteurs.
Les pays en développement ont rarement les moyens de produire leurs propres armes ou systèmes d’armement et doivent donc habituellement les importer auprès d’entreprises privées ou publiques établies, et souvent crédibles, implantées dans des pays développés. De leur côté, les puissances mondiales érigent en priorité leur secteur national de l’armement pour des raisons de sécurité et conformément à leur politique étrangère. La stratégie consistant à fournir des armes de gros calibre ou des plateformes d’armement permet également de garantir des contrats commerciaux à long terme, car les acheteurs deviennent dépendants de certains types de technologies et d’entraînements, comme c’est le cas avec les systèmes soviétiques ou de l’OTAN. De nombreux pays africains s’approvisionnant auprès de l’Union soviétique pendant la guerre froide, par exemple, continuent d’acheter les mêmes types d’armes ou pièces détachées, car leurs forces armées connaissent ce type d’armement et qu’il serait trop coûteux de changer de fournisseur.
L’importation d’armes est parfois légitime, notamment pour lutter contre le braconnage, protéger les frontières ou porter assistance à d’autres pays dans le cadre de missions de maintien de la paix. Mais l’importation d’armes peut également déclencher ou entretenir des conflits internes ou externes, avant des événements spécifiques comme des élections, et pour profiter de la corruption via des contrats surévalués, ou alors les armes peuvent être détournées vers un tiers, comme une entreprise privée ou un pays soumis à un embargo sur les armes.
C’est en partie le problème du détournement des armes qui a incité les Nations Unies en 2014 à créer le Traité sur le commerce des armes (TCA), un pacte global ratifié par 112 gouvernements, dont six pays producteurs d’armement parmi les plus importants au monde. (Parmi les pays notables producteurs d’armement non signataires du traité TCA, on compte la Russie, l’Inde, l’Iran et le Pakistan. Au moment de la publication de ce guide, la participation des États-Unis est dans une impasse.) Toutefois, pour les nations qui ont ratifié le traité TCA, les données sur le commerce des armes dans le monde entier sont souvent incomplètes, contradictoires (avec des disparités entre les pays importateurs et exportateurs), ou n’ont tout simplement jamais été communiquées.
Pour les pays qui n’ont pas ratifié le traité TCA, la visibilité est limitée, voire inexistante, même quand des sanctions sont appliquées. L’Arabie saoudite, par exemple, est l’un des importateurs les plus importants d’armement américain et a, à son tour, fourni ces armes d’occasion à des pays en conflit. Les sanctions peuvent même contribuer à augmenter les bénéfices des pays exportateurs dans lesquels les entreprises privées ou publiques peuvent surfacturer ces pays auxquels il est interdit d’importer des armes.
Pour échapper aux sanctions ou à la publicité, les importateurs d’armement peuvent aménager un espace de dénégation entre eux et un vendeur via des courtiers qui exploitent des juridictions opaques et font appel à des intermédiaires représentés par des entreprises qui servent de médiateurs pour conclure les transactions et garantir la légalité de pots-de-vin déguisés en paiements. Les courtiers peuvent déléguer les transactions à des proxys de niveau inférieur bien établis dans le secteur qui leur serviront d’intermédiaires pour conclure des contrats légaux et illégaux. Les gouvernements peuvent ainsi protéger ces trafiquants d’armes contre des poursuites en justice et leur permettre de continuer à servir d’intermédiaires avec des parties avec lesquelles ces gouvernements prétendent officiellement ne pas négocier.
En outre, ces courtiers assument la tâche très utile consistant à mettre en place des “compensations” qui représentent une partie intégrante du commerce des armes et permettent au pays importateur de bénéficier en apparence d’un transfert de technologie ou de création d’emplois pour justifier le contrat. La valeur supposée de ces accords accessoires peut correspondre au prix des armes et inclure des contrats liés à la défense impliquant notamment l’achat de terrains de valeur pour établir une base militaire ou la création d’une mine. Le problème, c’est que même s’il est presque impossible de confirmer la légitimité des compensations en raison de la nature secrète des ventes d’armes, les milliards supplémentaires à verser sont souvent payés par l’État importateur qui utilise l’argent du contribuable. Outre les compensations, il existe également des contrats de service “complémentaires” pour la maintenance ou la réparation des armes, lesquels servent désormais à inciter les États importateurs à acheter de l’armement.
Même les pays souhaitant éviter d’alimenter des conflits peuvent être impliqués dans des affaires douteuses. Par exemple, plus d’un tiers des armes produites en Afrique du Sud sont vendues en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis (EAU), deux pays qui alimentent des guerres au Yemen et en Libye. En 2019, des commandes d’armes saoudiennes et émiraties, d’une valeur de 1,7 milliard de dollars américains et en provenance de l’entreprise publique Denel de fabrication de munitions, ont été temporairement bloquées, car l’Afrique du Sud souhaitait inclure une clause d’inspection obligatoire pour assurer le suivi en aval de ses armes. Contrairement à d’autres grands exportateurs d’armement, le gouvernement sud-africain s’est efforcé d’éviter l’aggravation des conflits et le détournement des armes partout dans le monde en ajoutant une clause d’inspection sur la première page de son certificat destiné à l’acquéreur. Cette clause impose aux agents responsables de l’inspection des armes, et qui doivent y être autorisés, de vérifier les armes sur site après leur livraison et de contrôler les installations militaires désignées. Les inspections peuvent être menées à bien avec peu de préavis ou justifiées si des activités illicites sont soupçonnées, telles que la vente ou la livraison d’armes à d’autres nations.
Les Émirats arabes unis ont pourtant refusé de se conformer aux demandes d’inspection de l’Afrique du Sud. Le fabricant d’armes Denel était presque en faillite à l’époque. Ainsi, pour illustrer la mesure dans laquelle la pression économique peut l’emporter sur les bonnes intentions, l’agent responsable de l’inspection des armes en Afrique du Sud a été remplacé par un inspecteur diplomate sans aucune expérience ou connaissance des systèmes d’armement. En 2022, les armes fabriquées en Afrique du Sud circulaient une fois de plus dans les nations qui alimentent activement des conflits dans d’autres pays.
Alors que l’Afrique du Sud semble avoir perdu sa force morale pour ce qui est des pays du golfe, c’est un des rares pays au monde, avec l’Allemagne, à avoir imposé l’inspection des armes destinées à la vente. Grâce à l’héritage de l’apartheid, c’est également l’un des rares pays en voie de développement doté d’une industrie de l’armement domestique sophistiquée. Toutefois, que l’inspection des armes soit ou non-obligatoire, chaque certificat destiné à l’acquéreur exige que tous les États importateurs confirment que les armes ne seront pas vendues, livrées ou transférées à un tiers.
D’un point de vue géographique, l’Afrique est le client le plus important de l’entreprise publique russe Rosoboronexport, et lui passe le tiers de ses commandes. Le gouvernement russe cible opportunément les nations manquant de liquidités, mais riches en ressources, à savoir des “pays corridors”, qui troquent des minéraux ou des sites (en autorisant l’utilisation de ports ou d’aéroports) contre des armes ou des forces mercenaires. Puisque l’acheteur et le vendeur sont tous deux implicitement impliqués dans des activités répréhensibles, la circulation des armes est aussi secrète que les informations connexes. Ces informations concernent le transport, pour lequel des détails tels que la provenance de l’armement et sa classification, également appelée code HS, peuvent être dissimulés.
Par exemple, le gouvernement russe exporte des armes de gros calibre, des chars blindés et des hélicoptères militaires au gouvernement soudanais. Du Soudan, ces systèmes d’armement sont transférés illégalement vers des pays voisins en conflit, comme la Lybie, où l’utilisateur final est le groupe paramilitaire russe Wagner sanctionné par les États-Unis qui intervient comme une force militaire privée.
D’autres régimes, tels que l’émirat de Sharjah aux Émirats arabes unis, proposent des services d’enregistrement secrets d’avions. Les syndicats du crime ou les entreprises voyous possèdent même parfois des flottes privées et des compagnies aériennes ou maritimes qui semblent légitimes.
Il est ainsi extrêmement difficile d’assurer le suivi des flux d’armes. Souvent, les divulgations officielles n’incluent aucune donnée confirmant les faits. En revanche, elles se contentent de fournir une liste de déclarations que le public ou les gouvernements étrangers n’ont aucun moyen de prouver. En outre, dans certains pays qui divulguent leurs activités en matière de commerce des armes, une personnalité ou un homme politique influent peut faciliter des activités illégales sous couvert d’un cadre légal. Parmi les nations qui réglementent le rôle du commerce des armes, les définitions juridiques d’une activité illégale sont parfois vagues ou contradictoires.
Parmi les erreurs difficiles à déceler dans le cadre de transactions apparemment légitimes, on compte les suivantes : des contrats ou chargements contenant une quantité de produits excédant celle qui est répertoriée, des différences dans les rapports générant des incohérences par année et différents modes de classement des armes selon les pays. Il est ainsi difficile de comprendre la production, la prolifération et la justification du commerce des armes, ainsi que la dette qui les accompagne, le commerce de troc et les contreparties impliquées.
Comment est-il alors possible d’approfondir vos recherches pour mener à bien des enquêtes bien ficelées en exploitant des données publiques ?
Conseils et outils
Comme c’est le cas pour la vente de toute marchandise, les armes doivent être commandées, fabriquées, documentées, achetées ou troquées et transportées du site de l’expéditeur à celui du destinataire.
Le commerce des armes n’est soumis qu’à deux niveaux de légalité, à savoir les réglementations des pays importateurs et exportateurs et le traité TCA des Nations Unies. Si des pays de l’UE sont impliqués, il existe un niveau supplémentaire : la position commune de l’UE sur l’exportation d’armes.
À moins qu’un pays ne fasse l’objet d’un embargo ou de sanctions, le commerce d’armes entre des nations est une affaire essentiellement privée soumise à peu de règles et de contrôles. Avant de commencer votre enquête, familiarisez-vous avec le déroulement basique d’une transaction dans le secteur de l’armement.
- Un État importateur soumet habituellement des appels d’offres ou sollicite des fournisseurs de manière plus discrète. Il peut aussi avoir subi des pressions de la part d’entreprises et de gouvernements étrangers qui cherchent à lui vendre des armes.
- L’État exportateur autorise ensuite la vente d’armes à l’étranger, et celle de services et de systèmes technologiques à l’importateur. L’autorisation est accordée selon des règles différentes dans chaque pays. Identifiez le processus appliqué par les pays sur lesquels vous enquêtez et dans quelle mesure le public est au courant de ces ventes.
- Les armes sont fabriquées et vendues par des entreprises privées ou par des entités appartenant au gouvernement ou contrôlées par ce dernier. Les entreprises privées ne sont généralement pas tenues de divulguer la nature des produits qu’elles vendent.
- Les armes peuvent être vendues par l’État exportateur dans le cadre d’une “vente d’armement militaire à un pays étranger” ou par une entreprise privée dans le cadre d’une “transaction commerciale” qui nécessite néanmoins l’approbation de l’État exportateur.
- Des compensations, ou services complémentaires, accompagnent souvent les transactions dans les pays en voie de développement et les pays importateurs les financent en utilisant leur budget public. Même si ces compensations ne sont pas divulguées, elles peuvent augmenter considérablement le coût global des contrats d’armement.
La plupart des pays exportateurs subventionnent et protègent leur secteur privé de la défense, qu’ils considèrent comme un élément essentiel de la sécurité nationale, mais également comme un outil pour forger des alliances géopolitiques. Les certificats destinés aux acquéreurs, à savoir les principaux documents signés par l’État importateur, détaillent les marchandises achetées et déclarent que les armes ne seront utilisées qu’à des fins spécifiques, telles que “des entraînements ou encore des opérations de lutte contre le terrorisme et de maintien de la sécurité et de la stabilité”. Ces certificats visent en partie à empêcher que les armes ne soient utilisées pour commettre des atrocités et enfreindre les droits de la personne ou qu’elles soient revendues ou “offertes” à des États parias ou des organisations voyous.
De nombreuses armes, en particulier les armes légères, finissent pourtant entre les mains d’autres individus. L’embargo sur les armes que les Nations Unies ont imposé à la Libye, par exemple, n’a pas endigué l’afflux d’armes vers ce pays. Le secret de fabrication industriel et le transport via des faux pavillons et des paradis fiscaux maritimes, tels que les Bahamas, le Libéria et les Îles Marshall ont permis au pays d’importer des équipements illégaux ou interdits en violation de l’embargo des Nations Unies. Des sociétés-écrans ont également permis à la Libye d’acquérir des véhicules militaires blindés, des armes et des bombes auprès de fournisseurs installés aux Émirats arabes unis et de sociétés de sécurité privées russes.
Les États importateurs ne règlent pas toujours en espèces. Le préfinancement de contrats par des négociants, le financement basé sur le commerce, ainsi que les valeurs, tels que les instruments financiers basés sur des dettes jouent souvent un rôle dans le commerce des armes. Au Soudan, de l’or a été exporté de Jebel Amir, une des mines d’or les plus importantes en Afrique, dans la région du Darfour rongée par le conflit, à destination des Émirats arabes unis en guise de paiement. En échange, des sociétés écrans immatriculées dans ce pays du Golfe ont fourni des véhicules blindés de transport de troupes et d’autre matériel militaire.
Étudiez le rôle économique du budget de la défense d’un pays. De nombreux pays africains sans conflit actif sur leur territoire, comme le Botswana et la Namibie, allouent une partie démesurément importante de leur PIB à la défense et à l’armement. Étudiez les dépenses annuelles d’un État consacrées à la défense, ainsi que le bénéficiaire de ces dépenses, les menaces de sécurité auxquelles il fait face et la taille, ainsi que la posture de son armée. Avec ces informations, les journalistes peuvent déceler toute activité de corruption et en déterminer le mode de financement. Consultez également les rapports nationaux de commerce des armes par pays.
Lisez autant de documents que vous le pouvez. Lisez de nombreuses publications sur le commerce des armes pour vous familiariser avec le sujet. Un recueil de 40 cas mondiaux, y compris de nombreux exemples en Afrique, du Nigéria à la Tanzanie, a été compilé par la World Peace Foundation. Chaque étude de cas est accompagnée de faits essentiels, identifie les principaux acteurs et fournit un contexte. Dans le cas de la Tanzanie, l’entreprise de renommée en fabrication d’armes et basée au Royaume-Uni, BAE, a fini par admettre ses torts devant un tribunal britannique et s’est acquittée d’une amende sanctionnant un pot-de-vin de 12 millions de dollars visant à faciliter la vente de systèmes de radars aériens militaires trop chers et inadaptés pour une utilisation à des fins civiles. Plusieurs autres cas, notamment les agissements de l’entreprise en Afrique du sud, ont éveillé des soupçons de corruption.
Recherchez des indices dans les conflits environnants. Qu’il s’agisse du braconnage d’espèces menacées, du trafic de bois ou de la confiscation de sources d’eau et de sites miniers, tous les acteurs obtiennent souvent des armes pour militariser des régions riches en ressources en vue d’en tirer parti. L’identification des régions contrôlées par les terroristes permet d’expliquer l’afflux d’armes et son financement. Prenez, par exemple, le complexe W-Arly-Pendjari en Afrique occidentale, le dernier écosystème encore intact sur le continent, où deux journalistes et le fondateur d’une unité de lutte anti-braconnage ont été abattus en avril 2021.
Recherchez des foires commerciales et des expositions. Elles permettent aux fabricants d’armes mondiaux et aux acheteurs africains de commercialiser leurs produits, de conclure des contrats et d’établir des relations. L’exposition sur l’aérospatiale et la défense en Afrique, par exemple, propose des armes aériennes, terrestres et navales de fabricants privés et publics comme l’agence russe Rosoboronexport. Ces évènements sont pour les journalistes une bonne occasion d’établir des relations et surtout de se familiariser avec le secteur. Des courtiers en armes africains et des hauts responsables militaires s’intéressent également souvent à l’association Aerospace and Defense Industries Association of Europe.
Mappez les fabricants d’armes nationaux et internationaux par arme, producteur et chaîne d’approvisionnement. Les fabricants d’explosifs, d’armes de petit calibre et de technologies aéronautiques travaillent souvent dans des milieux très différents et nécessitent des chaînes d’approvisionnement tout aussi variées. Certaines entreprises divulguent publiquement des données sur les produits qu’elles vendent. En fait, il est possible d’identifier la plupart des armes en effectuant des recherches d’images inversées publiques. En identifiant les armes, les journalistes peuvent établir une correspondance entre les importateurs d’armes et les sociétés de maintenance et les identifier dans une certaine mesure. L’institut IPIS à but non lucratif a inventorié les fabricants et agents de plus de deux douzaines de catégories d’armes en Afrique. Compilez les données d’origine lorsque c’est possible et exploitez celles qui sont disponibles pour recouper les informations que vous avez trouvées.
Consultez les affaires judiciaires, les enquêtes des médias et les listes de sanctions, ainsi que les données d’entreprise, pour identifier des agents et des courtiers. À l’heure actuelle, il n’existe aucun consensus international sur la définition d’un courtier en armes. Même s’il est rare que ces acteurs se trouvent en possession physique des armes ou qu’ils en assument la propriété, les noms des courtiers associés à des transactions douteuses sont souvent divulgués via des affaires judiciaires, des enquêtes des médias et des sanctions. Pour avoir une vue d’ensemble, créez une feuille de calcul qui répertorie les courtiers et les pays, ainsi que les scandales et les entreprises associés. Utilisez les ressources SAFLII en Afrique, BAILII au Royaume-Unis et le service PACER aux États-Unis pour créer des alertes. En attendant, vous trouverez sur la plateforme de données Aleph de l’OCCRP et la base de données OpenSanctions les données internationales les plus complètes sur les sanctions.
Exploitez les sources vérifiées publiquement pour analyser les propriétaires et opérateurs ayant des relations dans le milieu politique. Vous pourrez ainsi plus facilement déterminer si une personne qui utilise un jet privé ou l’entreprise qui en assure la gestion sont mêlées à des activités illicites. Par exemple, lorsque la République du Congo a voulu acheter 500 tonnes d’armement juste avant les élections de 2016 et 2021, des fonctionnaires ont fait appel au transporteur privé Silk Way Airlines, une entité étroitement liée à la famille dirigeante en Azerbaïdjan, pour transporter des armes fournies par l’Arabie saoudite. Lorsque vous aurez identifié les personnes impliquées, vous comprendrez mieux les intérêts en jeu.
Consultez les experts. Ce sont les employés des ONG, ainsi que les journalistes et les anciens employés du secteur de l’armement qui détiennent des connaissances institutionnelles. Pour retrouver le nom des personnes susceptibles de vous intéresser, passez au peigne fin les réseaux sociaux comme LinkedIn, ainsi que les anciennes listes du personnel d’entreprises obtenues en consultant les archives Internet. L’organisation Shadow World Investigations basée au Royaume Uni et dirigée par Andrew Feinstein, ancien lanceur d’alerte sud-africain ayant dénoncé le trafic d’armes, ainsi que l’ONG Open Secrets en Afrique du Sud, dirigée par Hennie Van Vuuren, un expert en armement, regorgent de ressources et de contacts. Parmi les autres ressources utiles, on compte des enquêteurs qui travaillent dans des commissions spécifiques comme le Groupe d’expert des Nations Unies.
Familiarisez-vous avec la législation nationale et surtout les marchés publics, ainsi que le secteur de la défense. Pour comprendre les contrats militaires, il convient de savoir ce qui est légalement autorisé par les États importateurs et exportateurs et où des failles et incohérences permettent la conclusion de contrats sans appel d’offres ou en secret. La position commune de l’UE implique des critères légèrement plus stricts, mais a des conséquences plus graves par rapport au traité TCA qui exige la divulgation volontaire, mais ces critères de l’EU sont aisément contournés.
Registres d’armes. Le registre des armes classiques des Nations Unies (UNROCA) a été créé en 1991 pour documenter le commerce officiel des armes entre les pays grâce à des divulgations volontaires. Ces informations sont accessibles au public et peuvent révéler le manque de transparence d’un gouvernement lorsqu’il ne déclare pas publiquement des ventes d’armes. Le registre comprend les armes légères telles que les mitrailleuses et les lance-roquettes, ainsi que les principaux équipements militaires plus lourds tels que les véhicules blindés, les hélicoptères d’attaque et les missiles à plus longue portée. Le SIPRI est également une bonne source d’informations et propose des rapports par pays, des données sur les dépenses militaires, les transferts d’armes, les embargos sur les armes et l’aide militaire entre nations.
Archives d’aviation. Les bases de données d’aviation telles que FlightRadar24 et FlightAware peuvent fournir des informations sur les avions, notamment le numéro de queue, le pays où il est immatriculé et son activité récente, tandis que les forums sur l’aviation comme r/aviation de Reddit ou Airliners.net fournissent des informations inédites observées par les pilotes et les équipes techniques dans le monde entier. N’oubliez pas de consulter également le manuel de GIJN Comment utiliser la traque d’avions pour enquêter et la plateforme de suivi des vols Icarus de C4ADS. Ces informations permettront également de réaliser des enquêtes sur des plateformes aériennes courantes. Par exemple, les avions cargo Antonov, autrefois fabriqués par l’Union soviétique, sont encore souvent utilisés par les forces armées en Afrique occidentale. Les registres d’identification indiquent également quand les avions vendus ne sont pas en état de navigabilité.
Archives maritimes et d’expédition. Pour ce qui est du transport maritime, commencez par consulter l’article Comment traquer les navires de commerce de GIJN, puis passez aux bases de données, telles que Marine Traffic, Import Genius et Panjiva pour obtenir des données sur les itinéraires, les produits, les expéditeurs, les destinataires, les dates et les adresses. Tout comme les avions, les navires doivent être immatriculés dans un pays et appartenir à un État, une entreprise ou une personne. Dans le domaine du transport maritime, méfiez-vous des juridictions fiscales spécialisées dans le secret maritime et aérien, notamment les îles Marshall, les Bermudes et le Libéria.
Structures de l’entreprise. Après avoir identifié les propriétaires et les directeurs d’entreprises à l’aide de bases de données d’entreprises, examinez leur structure juridique et financière, notamment la mission de l’entreprise, les pays où elle est implantée et des informations sur les entreprises qui y sont liées ou associées. Il est également utile de recouper l’origine des avoirs et des recettes, les impôts, les pertes et les bénéfices déclarés, et auprès de quelle autorité, puis de déterminer si un litige en cours pourrait forcer la société à divulguer certains documents juridiques. À cette fin, il convient d’éplucher les informations disponibles dans le domaine public, comme les dossiers judiciaires et fiscaux.
Audits et demandes d’accès à l’information. Puisque de nombreux pays africains n’ont pas de lois d’accès à l’information, et même si elles existent, ces dernières ne sont que partiellement appliquées. En Ouganda, par exemple, une loi promulguée en 2005 autorise des exemptions pour la sécurité de l’État. Les entreprises publiques et privées peuvent faire traîner le processus pendant des années, mais cela vaut la peine d’essayer. Vérifiez également les audits et les enquêtes officielles. Une enquête de l’OCCRP a révélé le versement de pots-de-vin d’une valeur de 800 000 dollars américains dans le cadre de la vente par la Biélorussie à l’Ouganda de huit hélicoptères MI-24 d’occasion et mal entretenus. Ces chiffres ont été divulgués par une commission spéciale en Ouganda qui a également identifié les intermédiaires. Le rapport a permis d’expliquer la création d’un compte bancaire en Suisse pour le courtier.
Recherchez les intermédiaires, les compensations et les échanges de contrepartie. De nombreux pays importateurs exigent que les vendeurs “réinvestissent” dans leur pays la technologie acquise via une transaction, mais cette opération implique souvent des pratiques de corruption. Ces soi-disant compensations et autres accords de troc valent la peine d’être examinés de près. À l’heure actuelle, aucun registre de courtiers, de compensations ou d’échanges de contrepartie n’est imposé par le traité TCA ou la position commune de l’UE.
Études de cas :
Nigeria’s Armsgate Scandal, Premium Times (2015)
De 2007 à 2015, et surtout sous la présidence de Goodluck Jonathan, des conseillers influents du gouvernement nigérian en matière de sécurité nationale auraient dépensé plus de 2 milliards de dollars américains dans des pots-de-vin présumés déguisés en “contrats abandonnés”. Les accusés ont nié les charges et le procès de plusieurs d’entre eux se poursuit toujours plus de sept ans après les faits. Ces pots-de-vin présumés avaient été versés dans le cadre d’une transaction complexe impliquant plus de 500 contrats d’achat d’armes d’une valeur de plusieurs milliards, apparemment pour combattre Boko Haram. L’enquête a tout d’abord été publiée par le journal nigérian Premium Times, puis reprise par la BBC et d’autres.
Angolagate Scandal, Maka Angola (2019)
Il y a plus de vingt ans, le gouvernement dictatorial angolais a dépensé 790 millions de dollars américains via plusieurs intermédiaires officiels du gouvernement français pour échapper aux sanctions et acheter des armes en provenance de l’Europe de l’Est. Des pots-de-vin présumés s’élevant à 56 millions de dollars américains ont été versés à des personnalités politiques à travers le gouvernement angolais, dont apparemment la fille du président de l’époque, avec la complicité d’individus qui concluaient des contrats pour le régime depuis très longtemps. Le scandale a été révélé par bribes par l’enquêteur angolais Rafael Marquez via son blog en ligne Maka Angola.
Marchands d’armes : enquête sur les trois figures clés d’un business opaque, Jeune Afrique (2022)
L’une de cette série d’enquêtes s’intéresse à un homme d’affaires cité par des officiels nigérians dans un grand scandale révélant le détournement présumé de près d’1 milliard de dollars américains en aide financière au profit d’appels d’offres truqués et de contrats surévalués pour l’achat d’armes russes et chinoises. Dans le cadre de ces contrats, il est estimé par les autorités nigérianes qu’environ 240 millions de dollars américains étaient fictifs ou n’ont jamais été versés. C’est le journaliste nigérien Moussar Aksar de L’Événement qui a été le premier à révéler les ventes d’armes qui ont également fait l’objet d’une enquête réalisée par l’OCCRP s’appuyant sur le travail intrépide d’Aksar.
Note du rédacteur en chef : Certaines parties de ce chapitre ont été publiées dans le guide Global Guide on Investigating Organized Crime de GIJN.
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Ressources additionnelles
Guide du reporter pour enquêter sur le crime organisé
Guide du reporter pour enquêter sur le trafic d’armes
L’année extraordinaire de l’Afrique du Sud : Les journalistes en croisade contre la corruption
Khadija Sharife est une enquêtrice principale internationale au sein de l’organisation Organized Crime and Corruption Project. Elle est l’ancienne directrice de la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique, titulaire d’une maîtrise de droit et a contribué à des enquêtes sur l’exploitation forestière illégale à Madagascar, la corruption en Angola et le trafic d’armes en Côte d’Ivoire.