Nous avons demandé à neuf journalistes d’investigation de partager avec nous un faux pas mémorable commis dans le cadre d’un projet d’enquête et les leçons tirées grâce à cette erreur.
S’il existe un type de leçon que les journalistes n’oublient jamais, c’est celles qui résultent d’une erreur stratégique commise lors d’une enquête et qui la freinent alors qu’elle s’annonçait prometteuse.
GIJN a demandé à un groupe de neuf journalistes d’investigation de citer une erreur mémorable qu’ils ont commise durant une enquête et d’expliquer la leçon clé qu’ils en ont tirée.
Chose étonnante, ils expliquent tous que la plupart des erreurs étaient dues au manque de coopération dont faisaient preuve les sources humaines contactées et, parmi les points à retenir, la plupart mettent l’accent sur la préparation supplémentaire nécessaire avant tout échange avec ces dernières.
Durant vos enquêtes, quelles erreurs avez-vous commises dont d’autres journalistes pourraient tirer des leçons ?
Vuyisile Hlatshwayo : journaliste d’investigation pour l’organe de presse Inhlase Centre for Investigative Journalism en Afrique du Sud (Eswatini)
Vuyisile Hlatshwayo, directeur de l’organe de presse Inhlase Centre for Investigative Journalism à Eswatini. Image : Offerte par Hlatshwayo
“S’il est une erreur que j’aimerais ne jamais répéter durant une enquête, c’est de communiquer trop d’informations à un responsable des relations publiques travaillant pour un organisme gouvernemental de réglementation. J’en ai payé le prix en contactant un organisme de réglementation local dans le cadre d’une enquête sur une entente de fixation des prix des uniformes scolaires. Cet organisme, une commission de la concurrence, m’a demandé d’envoyer un questionnaire qui leur permettrait de communiquer des réponses écrites. Mais, surprise, deux jours plus tard, la commission a fait paraître dans les journaux nationaux un avis signalant au public qu’elle enquêtait sur la fixation des prix des uniformes scolaires ! Elle a ensuite invité les membres concernés du public à soumettre leurs réponses. J’ai donc été écarté de l’enquête entière et n’ai même pas reçu le rapport à l’issue de la prétendue enquête. C’est ainsi que j’ai appris, à mes dépens, qu’il ne faut pas communiquer trop d’informations aux sources qui vous permettent de demander des comptes car elles ont tendance à tuer une enquête dans l’œuf.”
Axel Gordh Humlesjö : journaliste d’investigation pour la société de diffusion publique SVT (Suède)
“Nous avons mené à bien de nombreuses missions d’infiltration pour notre dernière enquête. Certaines d’entre elles ont abouti, d’autres non. L’enquête portait sur une affaire de pots-de-vin dans la plus grande société d’assurance au monde, qui emploie environ 400 000 personnes. Nous avions une piste à Londres concernant un voyage financé et nous avons essayé de nous procurer la facture de l’hôtel, mais ce dernier a refusé de nous la donner. J’ai donc créé un compte Gmail en utilisant le nom du fonctionnaire, suivi de chiffres, puis j’ai appelé l’hôtel en disant : ‘Je suis en train de vérifier mes factures. Pourriez-vous m’envoyer celle qui correspond à mon dernier séjour chez vous ?’ Je leur ai donné l’adresse de messagerie et ils m’ont répondu qu’ils l’enverraient immédiatement. Mais je n’ai jamais reçu l’e-mail. L’hôtel l’a envoyé au véritable destinataire ! Je les ai rappelés et ils m’ont dit qu’ils l’avaient envoyée à l’adresse de messagerie enregistrée dans leur base de données. J’ai essayé de leur expliquer que c’était une ancienne adresse de messagerie, et puis j’ai reçu la facture à la nouvelle adresse. J’avais donc ce que je voulais, mais le fonctionnaire en question savait désormais que nous nous intéressions à lui.”
“Dans ce cas, j’ai compris qu’il est bon d’être créatif, mais que l’on doit d’abord essayer d’anticiper les conséquences de toute action en la simulant via des jeux de rôle. Dès le premier appel, j’aurais pu dire à l’hôtel que l’adresse de messagerie qu’ils avaient n’était plus utilisée. Lorsqu’on prend deux longueurs d’avance, il faut anticiper les troisième et quatrième étapes.”
Martha Mendoza : journaliste d’investigation lauréate du prix Pulitzer chez Associated Press (États-Unis)
“J’annonce toujours aux personnes que je rencontre l’objet de mon enquête, car j’ai du mal à le dissimuler. Durant l’enquête intitulée Seafood from Slaves sur l’exploitation de travailleurs dans le secteur de l’exportation de fruits de mer, nous avons découvert que des fruits de mer étaient expédiés aux États-Unis. Je suis allée à une exposition très intéressante sur les fruits de mer et j’ai interviewé le directeur de l’exposition dès le premier jour, à la première heure. Je me suis dit qu’il fallait que je photographie cet homme, car il s’occupait dans une certaine mesure des importations de fruits de mer aux États-Unis. Mais il a ensuite publié un billet de blog destiné aux entreprises américaines, ainsi que ma photo en ajoutant : ‘J’ai rencontré Martha Mendoza qui travaille pour AP. Elle réalise une enquête sur l’exploitation de la main-d’œuvre, mais ne vous sentez pas obligé de lui parler.’ Tous les propriétaires de sociétés de distribution de fruits de mer que j’ai ensuite contactés ont alors refusé de me parler, et ce, avant même que j’ouvre la porte et que je leur dise : ‘J’ai ici un dossier qui contient des données sur les exportations de votre société et nous avons retracé l’origine des fruits de mer. Nous avons également telle photo.’ Je ne pouvais même pas engager la conversation. J’aurais dû attendre la fin de l’exposition pour lui parler.”
Mia Malan : rédactrice en chef de Bhekisisa Centre for Health Journalism (Afrique du Sud)
“J’ai appris à ne jamais faire confiance à une source secondaire pour obtenir des statistiques. Cela peut sembler simple, mais, de nombreux journalistes, par exemple, ne considèrent pas comme une source secondaire un ministre de la santé qui annonce des statistiques internationales, ne concernant donc pas son pays, ou alors un organisme de santé mentale qui publie un communiqué de presse sur le pourcentage de personnes souffrant de dépression. J’ai été vraiment surprise de constater le nombre de fois où ces sources ont tort. Si vous n’avez pas vérifié la source d’origine qu’ils citent, ne considérez pas comme exactes les statistiques qu’ils vous communiquent et ne les citez pas. Il en va de même pour une étude de publication, quelle que soit la renommée de la publication, qui cite les résultats d’une autre étude. Vérifiez l’étude d’origine, mais également l’exactitude de l’interprétation qui en a été faite. Vous serez étonné de constater le nombre de fois où les auteurs d’une étude ‘déforment’ les résultats pour qu’ils confirment leurs arguments.”
David McSwane : journaliste d’investigation pour ProPublica (États-Unis)
“J’ai fait l’erreur de parler à une personne qui m’a dit en passant : ‘Cet entretien était confidentiel ?’ Je répondais alors : ‘Eh bien, il aurait fallu nous entendre sur la confidentialité des informations que vous alliez me fournir’ en pensant que c’était clair. Mais, plus tard, cette personne déclarait : ‘J’avais l’impression que ce que je vous ai dit était confidentiel.’ J’ai appris que nous ne pouvons pas supposer que les sources connaissent les règles des journalistes, mais mieux vaut les exposer bien clairement : ‘Cette conversation est officielle. Si vous voulez que les informations que vous me communiquez soient confidentielles, nous pouvons nous rencontrer à un autre moment ou nous pouvons le faire dès maintenant et je vous citerai à l’issue d’une rencontre ultérieure.’ Vous voulez éviter que vos sources se sentent piégées.
Parmi les points à retenir, McSwane ajoute également : “Vous devez choisir les longues enquêtes qui vous passionnent, car vous allez devoir vous démener. Si le sujet que vous traitez ne vous intéresse que moyennement, votre enquête ne sera pas des meilleures.”
Rosa Furneaux : journaliste d’investigation spécialisée dans la santé pour The Bureau of Investigative Journalism (Royaume-Uni)
“J’ai fait l’erreur d’être plus chaleureuse que je n’aurais dû l’être durant une interview visant à établir des responsabilités avec une personne que je pensais suspecte et je l’ai interviewée trop tôt. Je me suis trouvée dans des situations où je devais discuter avec une source difficile et j’ai dû prendre la décision d’attaquer immédiatement en lui posant des questions délicates ou d’essayer de l’amadouer pour obtenir une deuxième interview. J’ai commis une erreur de jugement lorsque j’ai contacté une source un peu trop tôt, car, n’ayant pas suffisamment de preuves, j’ai eu peur de l’assommer de questions difficiles, sachant qu’elle n’accepterait pas une seconde interview. Elle m’aurait dit : ‘Il me semble que nous nous sommes déjà parlé.’ En revanche, si j’avais attendu quelques semaines supplémentaires, j’aurais su exactement quelles questions difficiles lui poser et lorsqu’une occasion unique se serait présentée, j’aurais pu obtenir les réponses dont j’avais besoin sans devoir m’efforcer d’obtenir une deuxième interview.”
Juliana dal Piva : chroniqueuse pour UOL Notícias, ancienne journaliste d’investigation chez O Globo (Brésil)
“J’ai tiré de nombreuses leçons d’une erreur que j’ai commise alors que je vérifiais des données sur les disparitions d’opposants politiques durant la dictature militaire au Brésil. Il y a quelques années, ces données étaient très désorganisées. Un jour, mon journal m’a demandé de générer en 24 heures un rapport sur les cas de disparition d’opposants politiques à Rio de Janeiro durant la dictature. J’ai ainsi dû compiler environ 30 cas sur un total de 500 victimes, parmi toutes les personnes ayant disparu ou été exécutées, mais dont les familles avaient pu enterrer les corps. Malheureusement en examinant les données couvrant plusieurs études, j’ai oublié un nom.”
“Quelques mois plus tard, en étudiant des documents sur la dictature pour la première fois disponibles à la consultation, j’ai fini par trouver le premier document en presque 40 ans datant de l’époque de la dictature qui reconnaissait l’assassinat de guérilleros. Je suis certaine d’avoir remarqué ce nom dans la très longue liste de noms uniquement parce que j’avais commis cette erreur et je n’ai jamais oublié le nom ni l’histoire de Mário Alves. On apprend de nos erreurs.”
Alexandre Brutelle : journaliste d’investigation indépendant et directeur de l’organisation internationale à but non lucratif Environmental Investigative Forum (France)
“Pendant notre enquête sur les opérations illégales de fracturation hydraulique dans le sud de la Tunisie menées à bien par une société franco-tunisienne, notre tâche a consisté à ‘dénicher’ des bassins d’eau situés au centre de la portion tunisienne du désert du Sahara, ce qui correspond à une région assez étendue à étudier. Nous avions déjà des difficultés à vérifier en ligne les limites officielles de la concession d’exploitation de pétrole et de gaz de la société afin de limiter nos recherches, mais celles-ci restaient infructueuses. Ainsi, pendant des semaines, nous nous sommes penchés sur une région potentiellement intéressante de 40 000 kilomètres carrés qui pouvait se trouver n’importe où dans le sud du pays, en cartographiant toutes les données dont nous disposions. À la fin du projet, nous avons découvert que le site web de l’agence pétrolière ETAP nationale tunisienne proposait une carte indiquant l’emplacement de ces concessions. Plutôt que de rechercher ‘concession d’exploitation de pétrole de la société X’ dans Google, nous avons compris qu’il était plus judicieux de rechercher d’abord la source de données. Il est donc préférable de rechercher la catégorie dans Google, à savoir ‘registre de concessions d’exploitation de pétrole’ ou d’effectuer d’autres recherches semblables, dès le début d’une enquête sur l’industrie pétrolière !”
Dan McCrum : journaliste d’investigation pour le Financial Times (Royaume-Uni)
Lors d’un webinaire GIJN récent, McCrum a révélé deux erreurs liées qu’il a commises en enquêtant sur une fraude de très grande envergure chez Wirecard, le géant allemand des paiements électroniques.
“Début 2016, une nouvelle équipe de vendeurs à découvert s’est décidée à publier des allégations de manière anonyme, dans le cadre de ce que l’on appelle une attaque de vendeur à découvert, en espérant faire baisser le prix des actions. Ils m’ont transmis à l’avance une copie de leur dossier qui, à mon avis, aurait pu forcer les organes de réglementation allemands à mener une enquête. Mais je me suis un peu emporté. J’étais déterminé à ‘m’approprier’ l’enquête et à être le premier à écrire sur le sujet et j’ai pensé que le dossier était accessible au public. J’ai commis une erreur en acceptant de n’interviewer personne jusqu’à ce qu’il soit publié, car les vendeurs à découvert ne souhaitaient pas alerter la société. Je n’ai donc pas pu le vérifier correctement. J’ai ensuite rédigé un très bref billet de blog, qui n’a fait qu’attirer l’attention sur le fait que ce rapport avait été publié, en ajoutant un lien vers le rapport.”
“Au FT, nous pensons que si vous posez la question suivante : ‘Dois-je demander l’avis d’un juriste ?’, c’est que vous connaissez déjà la réponse. Puisque le billet de blog ne contenait que quelques phrases, j’ai pensé qu’il présentait peu de risques, mais ce fut une grave erreur, car les juristes de Wirecard ont commencé à envoyer des lettres menaçantes dénonçant le Financial Times comme étant soi-disant responsable de la publication du rapport entier et en nous accusant d’être à l’origine de toutes les informations qu’il contenait. Cela voulait dire que Wirecard pouvait entamer des poursuites judiciaires à tout moment au cours de l’année suivante. Je ne pouvais donc rien écrire sur le contenu de ce rapport de 100 pages au risque d’encourager Wirecard à nous poursuivre en justice. Je pense que cela a refroidi quiconque souhaitait enquêter sur cette fraude. J’ai abandonné pendant un moment. Mais j’ai toujours été soutenu par le rédacteur en chef de l’équipe. Heureusement, les enquêtes engendrent d’autres enquêtes et finalement des lanceurs d’alerte se sont manifestés.”
Ressources supplémentaires
Méthodologie de l’enquête : les conseils de Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart
Les méthodes d’enquête dont raffolent les journalistes d’investigation
Comment se faire une place dans le monde du journalisme d’enquête
Rowan Philp est journaliste au sein de la rédaction de GIJN. Il était auparavant reporter en chef pour le Sunday Times sud-africain. En tant que correspondant à l’étranger, il a réalisé des reportages sur l’actualité, la politique, la corruption et les conflits dans plus d’une vingtaine de pays du monde entier.