Une enquête peut se poursuivre quasiment indéfiniment. Néanmoins, il arrive un moment où il faut attaquer la phase de rédaction en vue de publier. Une journaliste et une rédactrice en chef du média en ligne SJV Water, un média spécialisé sur la gestion de l’eau en Californie, livrent leurs conseils d’écriture pour que cette étape difficile se passe au mieux.
Yaffa Fredrick, directrice de la rédaction au Center for Collaborative Investigative Journalism (CCIJ), indique que l’un des meilleurs conseils qu’elle ait reçus quand elle a débuté comme reporter a été le suivant : “il faut se mettre à écrire, tout simplement”. Un conseil donné à l’époque sans aucun tact.
“Il y a de cela de nombreuses années, j’avais un rédacteur en chef qui avait remarqué que j’avais tendance à m’auto-éditer, à tel point que je prenais du retard pour commencer à écrire, et il me disait : ‘Vomis sur le papier, Fredrick!'”, a-t-elle raconté alors qu’elle était interrogée sur ses conseils d’écriture en matière de rédaction d’une enquête journalistique.
De fait, la rédaction des paragraphes d’introduction peut poser un problème particulier dans le cas d’enquêtes qui se déroulent sur le long terme, indique Yaffa Fredrick, membre de l’équipe des Panama Papers qui a remporté un Prix Pulitzer en 2017. Se mettre à rédiger, dit-elle, est souvent “l’étape la plus difficile du processus de reportage”.
Les journalistes d’investigation, comme les autres journalistes, pourraient poursuivre leur enquête à l’infini, mais viendra un moment où, inéluctablement, ils devront respecter les délais impartis et publier. Dans le cadre de la conférence en ligne organisée par le CCIJ, “From Notebook to Story: Planning and Implementing Your Writing Approach”, Yaffa Fredrick s’est jointe à Lois Henry, PDG et rédactrice en chef à SJV Water, une publication en ligne qui couvre les questions relatives à la gestion de l’eau dans la Vallée de San Joaquin, en Californie. Elles ont expliqué comment elles procèdent pour réaliser leurs reportages et passer ensuite à la phase d’écriture. Les deux journalistes ont aussi décrit la façon dont elles collaborent respectivement en tant que rédactrice en chef et reporter, et elles ont donné des conseils aux journalistes qui connaissent l’angoisse de la page blanche.
Vous trouverez ci-dessous neuf conseils issus de leur exposé :
1. Respectez le fait que chaque journaliste a sa propre façon de faire ses reportages et de mener ses collaborations
Fredrick et Henry ont travaillé ensemble et publié deux articles dans le cadre du projet Tapped Out de l’Institute for Nonprofit News, sur des affaires ayant trait à la gestion de l’eau et à l’injustice dans l’Ouest des Etats-Unis. L’un des deux articles portait sur une ville qui s’enfonçait en raison d’un affaissement de terrain, tandis que l’autre, intitulé Where is the Water Going?, examinait les intérêts des grandes sociétés et l’impact des combats causés par la pénurie d’eau sur les moyens de subsistance en Californie, touchée de plein fouet par la sécheresse.
Les deux journalistes ont constaté qu’il y avait différents types de reporters : certains travaillent de manière structurée et réfléchie, tandis que chez d’autres, l’intuition et la créativité jouent un plus grand rôle. Mais elles sont tombées d’accord pour dire que ces deux styles peuvent être tout aussi efficaces.
“Yaffa et moi, nous avons des approches très différentes”, a indiqué Lois Henry, qui était reporter en chef pour ce projet, tandis que Yaffa Fredrick était sa principale responsable. “Elle est plus organisée, plus méthodique. J’ai davantage tendance à improviser. J’ai ma propre méthode, qui n’est pas très orthodoxe : mon cerveau fonctionne différemment mais, au final, il produit des reportages. Quelle que soit l’approche, tout ira bien. On n’est pas obligé de se conformer à un moule qui ne nous convient pas.”
Henry commence toutes ses enquêtes en dressant une liste détaillée de tout ce qu’il lui faut : les documents dont elle a besoin, les sources qui lui sont nécessaires, leurs numéros de téléphone, les sites web qu’elle doit consulter et l’aspect visuel de l’enquête. Elle se met ensuite à vérifier chaque élément de sa liste.
“S’il s’agit d’une enquête de grande ampleur, je demande à chaque personne que j’interroge : ‘Est-ce que je suis sur la bonne piste ? Y a-t-il d’autres sources que vous pouvez me recommander ?’ Et je complète ainsi ma liste. A mesure que je progresse, j’incorpore aussi dans ma liste des éléments qui vont m’être vraiment utiles : un fait, une citation, une expression, un document, et je consigne la date et l’heure de chaque appel téléphonique, surtout pour les témoins qui risquent de se révéler agressifs.”
2. Définissez votre argumentaire
Une fois que vous avez le sentiment de disposer de suffisamment d’éléments pour commencer à écrire, Fredrick recommande de rédiger un “argumentaire”, c’est-à-dire un résumé de ce que vous avez découvert et la manière dont vous pensez en faire le récit.
“Quel est le sujet de votre enquête ?” demande Fredrick. “Si vous êtes incapable de répondre en deux ou trois phrases, posez-vous les questions suivantes : qu’est-ce qui fait qu’un problème particulier n’est pas résolu ? Est-ce à cause de l’appât du gain chez les responsables politiques ou les grandes sociétés ? En raison de considérations d’ordre juridique ? Environnemental ? Qui sont les personnages clés et dans quelle mesure sont-ils impliqués ?”
“Si vous êtes parvenu à répondre à ces questions, vous devriez pouvoir mettre en forme votre argumentaire, qui deviendra votre chapeau”, a-t-elle ajouté, une allusion au paragraphe succinct qui sert d’introduction à un article et annonce aux lecteurs ce qui va suivre. “Une fois que vous disposez de votre argumentaire et de vos notes de reportage, vous devez vous mettre à rédiger”, a-t-elle ajouté.
3. Allez-y franchement
Les journalistes sont passés maîtres dans l’art de remettre à la toute dernière minute la phase d’écriture, en arguant du fait qu’ils peuvent ajouter de nouveaux éléments à leur enquête ou, tout simplement, en procrastinant. Mais, selon Frederick, ce n’est pas la meilleure tactique.
“Plus vous reportez la phase d’écriture, plus il est difficile de commencer”, a-t-elle indiqué. “En général, dans ce métier, on nous fixe des délais… Aussi ardu que cela puisse paraître, le résumé et l’article sont comme des “muscles” qui doivent être exercés. Vous devez accepter que la première mouture ne sera pas parfaite, loin s’en faut, et c’est tout à fait normal.”
En tant que rédactrice en chef, elle se dit aussi “bien plus satisfaite si je reçois d’un journaliste un article qui n’est pas abouti que si je ne reçois rien du tout quand le délai arrive à échéance.”
4. Citez les personnes rencontrées sur le terrain pour construire votre récit
“Aller sur le terrain pour interviewer les gens : je ne dirai jamais assez à quel point c’est bénéfique”, a martelé Henry, qui a rencontré par hasard, sur la route, certains des agriculteurs californiens qui allaient devenir les personnages clés de son récit. “Nous avons rencontré ces gens pendant que nous réalisions des interviews”.
Cependant, une fois de retour à la rédaction, veillez à ce que le rôle important joué par ces rencontres figure en bonne place dans votre récit. “Nous sommes passés de l’analyse de quantités astronomiques de données aux récits des agriculteurs pour déterminer qui souffrait”, a précisé Henry. “En fait, nous avons inclus leurs témoignages en amont dans notre article, a ajouté Fredrick, parce que nous voulions attirer l’attention des lecteurs et faire un plaidoyer : ces gens ne doivent pas vous laisser indifférents, [l’accès à l’eau] est un élément vital pour ces gens, et on le leur enlève.”
5. Mettez l’accent sur les gens
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Pour susciter l’intérêt de vos lecteurs, l’un des moyens les plus efficaces est d’évoquer dès le début des personnes dont le sort va les intéresser, a expliqué Fredrick. “J’appelle ces gens ‘nos personnages irrésistibles’. Pourquoi devrions-nous nous intéresser aux deux géants qui se livrent une lutte sans merci pour le contrôle de l’eau ? Eh bien, c’est à cause des agriculteurs et de leurs familles qui vivent dans la région depuis des générations et qui, du jour au lendemain, ont du mal à survivre. Ils vont peut-être perdre leurs moyens de subsistance, et il est impossible de prédire ce qui va leur arriver. Il est crucial d’expliciter dès le début qui a le plus à perdre dans cette histoire. Et de décrire sans équivoque l’étendue des dégâts.”
Elle a aussi laissé entendre que les journalistes d’investigation pourraient mieux s’y prendre pour stimuler l’intérêt des lecteurs. “Je dirais aussi – surtout en ce qui concerne le journalisme d’investigation – qu’il arrive souvent qu’on réalise de nombreux reportages dans un lieu où les lecteurs n’ont jamais mis les pieds”, précise-t-elle. “A quoi cet endroit ressemble-t-il ? Y a-t-il des odeurs particulières ? Quels détails marquants pouvez-vous donner sur votre ressenti dans cet endroit ? Recréez la vie du lieu, pour vos lecteurs. Vous pourrez ainsi les sensibiliser en leur parlant de personnes ou d’endroits dont le sort leur importera”.
6. Ecrivez de manière simple, claire
Henry a souri en évoquant le nombre impressionnant des différentes moutures de son article, entre le concept initial et la publication finale. Mais elle conseille néanmoins aux reporters de trouver leur propre style d’écriture et de s’y tenir.
“J’ai un style d’écriture vraiment très quelconque, mais je venais juste de lire un livre fabuleux… [écrit par] un auteur très lyrique”, a-t-elle fait remarquer. “J’essayais de m’exprimer comme il l’aurait fait. Yaffa m’a répondu ceci : ‘Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu veux dire. Ce n’est pas la peine de me renvoyer ce texte’.” Cette version est partie à la corbeille.
En général, toutes deux recommandent d’éliminer le jargon et les termes techniques – à moins qu’ils ne soient vraiment nécessaires – et de demander un deuxième avis sur votre travail.
“Quand on est plongé dans l’écriture d’un article, on ne voit pas forcément ce qui manque, les expressions qui peuvent prêter à confusion, la partie qui doit encore être clarifiée”, a dit Fredrick. “Par conséquent, il est vraiment très utile de demander à des proche ou à des collègues de jeter un œil sur la tournure que prend votre travail”.
7. Ajoutez les éléments manquants, jusqu’à ce que ce ne soit plus possible
Pour l’enquête sur la gestion de l’eau, Henry a passé beaucoup de temps à “remonter les pistes”, identifiant ainsi les personnes qui détournaient le circuit de l’eau de la ville et la manière dont elles tiraient leur épingle du jeu. Mais elle s’est heurtée à un mur quand elle a voulu consulter les contrats relatifs à la gestion de l’eau. A l’arrivée, l’article a conclu que les grands propriétaires qui pompaient l’eau étaient dans leur bon droit, amenant les reporters à s’interroger sur un système qui conduit les petits agriculteurs à la ruine.
“Nous avons passé beaucoup de temps à chercher les éléments manquants”, a-t-elle déclaré. “Ce sont des choses qui arrivent : entre les allers-retours du processus d’édition et notre détermination à trouver les éléments manquants, il faut parfois prendre du recul et dire : l’information que nous cherchons, c’est précisément celle que nous ne présentons pas dans notre article… L’absence d’obligation de rendre des comptes, c’est là tout le problème”.
8. Travaillez en bonne intelligence avec vos supérieurs hiérarchiques
L’enquête sur la gestion de l’eau – qui a donné lieu à deux articles, l’un publié en partenariat avec le New York Times et le second publié par le CCIJ – a été un travail collectif. En plus de Henry et de Fredrick, il y a aussi eu des appels téléphoniques et un brainstorming associant une équipe élargie constituée de journalistes travaillant sur l’aspect visuel, de spécialistes des données et de graphistes.
“On parlait de l’avancée du reportage de Lois… Des documents dont elle disposait et de ceux qui lui manquaient, de ses meilleures interviews de la semaine et des plus mauvaises”, a expliqué Fredrick. Un délai a finalement été arrêté pour la livraison de la première mouture.
“Quand on rédige de longues enquêtes, on ne sait pas vraiment comment s’y prendre”, souligne Henry. “On pouvait commencer de tant de manières différentes. La ville qui s’affaisse. Le fait qu’ils ont fait payer les habitants pour la digue détruite. Les agriculteurs qui faisaient faillite. Les gens qui s’enrichissent… Il y a tellement d’angles que cela n’a pas été facile de se limiter à un seul.”
“Je crois qu’il est très important d’avoir un rédacteur en chef quand on travaille sur n’importe quel sujet, mais d’autant plus quand il s’agit d’une enquête qui promet d’être longue et compliquée. Il est tellement important d’avoir un rédacteur en chef, un filet de sécurité”, a précisé Henry.
9. Posez des questions, encore et toujours
Fredrick rappelle aux reporters de ne jamais prendre “pour argent comptant les propos des personnes que vous interviewez, parce qu’elles ont une vision très subjective. Cela ne signifie pas que ces gens inventent des choses, mais vous devez garder à l’esprit qu’il existe toujours différentes versions d’une même information”.
Henry ajoute que, “à un moment donné, vous devez mettre un point final. Laissez les gens lire votre article et continuez à travailler sur votre reportage et à rédiger votre article”. Vous n’aurez peut-être pas trouvé de réponses à toutes les questions, mais n’oubliez pas que le fait de publier ne signifie pas forcément que votre reportage est terminé.
Note de la rédaction : cet article peut être reproduit en vertu de la licence “Creative Commons” de GIGN, mais les photos prises en Californie sont la propriété intellectuelle de Ryan Christopher Jones et ne peuvent être reproduites sans autorisation.
Ressources complémentaires
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Laura Dixon est la rédactrice en chef adjointe de GIJN et une journaliste freelance originaire du Royaume-Uni. Elle a réalisé des reportages en Colombie, aux Etats-Unis et au Mexique. Ses travaux ont été publiés par The Times, The Washington Post et The Atlantic. Elle a reçu des bourses de l’International Women’s Media Foundation et du Pulitzer Center for Crisis Reporting.