Les journalistes d’Investigate Europe (IE) ont enquêté pendant des mois sur les conséquences de la privatisation des maisons de retraite européennes sur les résidents et le personnel, ainsi que sur l’impact de la pandémie de COVID-19 sur les résidents, parmi les personnes les plus vulnérables de la société.
La pandémie de Covid-19, toujours d’actualité, et le vieillissement rapide de la population ont augmenté la demande et le potentiel de rentalibilité des maisons de retraite dans toute une partie de l’Europe. C’est pourquoi des sociétés internationales et des investisseurs privés affluent sur ce marché, jusqu’à le dominer.
Plus de 80 % des établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) en Espagne sont désormais détenus par des sociétés à but lucratif, c’est aussi le cas de trois quarts des EHPAD en Grande-Bretagne. Mais quelles sont les conséquences de cette marchandisation des soins, non seulement sur les personnes âgées mais aussi sur le personnel de ces établissements et les gouvernements qui les subventionnent ?
Investigate Europe (IE) a travaillé sur ces questions pendant quatre mois pour réaliser l’enquête Grey Gold : The Billion Euro Business of Elder Care (L’Or gris : le marché des soins aux personnes âgées pèse un milliard d’euros). Le consortium de journalistes à but non lucratif – qui a rejoint GIJN en décembre – s’est interrogé sur le fonctionnement de ces grands groupes. Fondé par un groupe de journalistes d’investigation en 2016, IE est dans un premiers temps hébergé et soutenu par un autre membre de GIJN, Journalism Fund, avant de devenir indépendant en 2019. Il s’agit aujourd’hui d’une société coopérative européenne, détenue par ses membres et inscrite sur le registre allemand en tant qu’organisme de bienfaisance, bien que la rédaction soit répartie dans toute l’Europe et collabore à distance.
Pour cette enquête, les journalistes d’IE, soutenus par des chercheurs et journalistes externes, ont examiné la filière des soins aux personnes âgées dans 15 pays européens, dont la France, l’Italie, la Pologne et la Norvège. En adoptant un point de vue paneuropéen, l’équipe a pu combiner, comparer et analyser les données disponibles afin de faire apparaître certaines tendances. Les données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) consultées par l’IE indiquent que 220 milliards d’euros (environ 231 milliards de dollars) de fonds publics vont aux opérateurs d’EHPAD en Europe chaque année. L’analyse des données commerciales et des sites web des entreprises en question montre que les deux sociétés privées françaises qui dominent le marché des soins aux personnes âgées – Orpea et Korian – contrôlent plus de 1 700 établissements et 150 000 lits à travers l’Europe.
En se penchant sur les investisseurs dans cette filière en Europe, l’enquête a pu identifier 30 fonds de capital-investissement “actifs sur le marché”, dont certains pratiquent l’évasion fiscale sur des bénéfices issus du budget de l’Etat. Grâce à son équipe transfrontalière, IE a pu suivre le flux complexe des investissements, y compris concernant un opérateur d’EHPAD basé en Allemagne et financé par des investisseurs scandinaves dont les fonds transitent par des paradis fiscaux comme le Luxembourg et Jersey. “Il est intéressant de constater que des fonds de pension suédois et danois investissent dans une société de capital-investissement qui investit ensuite dans des EHPAD, ce qui peut nuire à d’autres retraités”, analyse Harald Schumann, journaliste, membre fondateur d’IE et coordinateur de l’enquête “Grey Gold”.
Les travaux d’IE ont permis d’étudier l’impact du modèle de soins aux personnes âgées à but lucratif sur le personnel et les résidents, notamment l’effet qu’ont eu les baisses de salaires et les suppressions de postes sur les travailleurs dans de nombreux pays, ainsi que les mesures prises par certaines sociétés pour empêcher les employés de se syndiquer ou de réclamer de meilleures conditions de travail. Selon les données relatives à l’année 2021 utilisées dans le cadre de l’enquête, les 28 principaux opérateurs privés d’EHPAD en Europe gèrent 5 000 établissements pouvant accueillir quelque 450 000 résidents. Sur l’ensemble du continent, les sociétés à but lucratif ne représentent que 13 % du secteur en moyenne, mais leur part du gâteau est nettement plus importante en Espagne (81 %), au Royaume-Uni (76 %), en Allemagne (43 %), en France (24 %) ou encore en Belgique (21 %). Alors que les travailleurs sont mis à rude épreuve et que les régulateurs ne disposent pas d’effectifs suffisants, des inspecteurs dans trois pays ont confié à IE que la qualité des soins laissait à désirer et que les sociétés privées engrengeait des bénéfices importants.
“Je ne pense pas que les personnes âgées méritent d’être traitées comme ça”, a ainsi déclaré à IE un ancien inspecteur d’EHPAD en Allemagne. “Personne ne mérite cela. Ça m’a brisé… l’année suivante, c’était pareil. Et personne ne s’en est soucié. Personne ne s’en est soucié.” A partir de témoignages de mauvais traitements et de négligence, IE a pu mettre en lumière les insuffisances de la réglementation dans certains pays européens et la pression supplémentaire qu’a fait peser la pandémie de Covid-19 sur cette filière.
Les débuts d’Investigate Europe
C’est pour mener ce genre d’enquête internationale qu’IE a été créé. Lancé en septembre 2016, IE est “un enfant de la crise de l’euro” de 2008, explique Harald Schumann. Les retombées de cette récession ont selui lui créé un fossé entre “les Allemands et les Grecs, ou les gens du nord et les gens du sud.” Il précise que ce discours a été repris par les médias en France, en Allemagne et ailleurs en Europe du Nord. Cela a mené à des reportages plus étroits, plus nationaux sur la crise et ses conséquences, ce qu’IE s’efforce d’éviter. “Cette méthode surannée qui consiste à traiter les questions européennes sous un angle purement national – mon ministre, mon gouvernement, mon intérêt national – après 30 ans de marché unique, c’est vraiment absurde”, s’insurge Harald Schumann.
Beaucoup des membres fondateurs d’IE sont des journalistes avec une formation en économie qui étaient frustrés par le traitement de la crise financière européenne dans les médias de leurs pays respectifs, complète Elisa Simantke, directrice éditoriale et cofondatrice d’IE : “Nous nous sommes dit qu’il nous faudrait une rédaction faite de journalistes européens qui travaillent et enquêtent ensemble mais qui sont également en mesure de remettre en question les préjugés nationaux des uns et des autres”.
L’approche transfrontalière et collaborative d’IE est l’une de ses principales forces – un modèle qui s’appuie sur les pionniers que sont le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et d’autres réseaux d’enquête depuis la fin des années 1990. “Chaque membre de l’équipe apporte sa contribution depuis le pays où il vit”, explique Ingeborg Eliassen, journaliste d’IE et responsable des enquêtes. “On part du principe que l’on peut creuser un sujet plus en profondeur si l’on est sur place.”
“Notre méthodologie est différente de celle d’un journalisme instinctif, où une source nous glisse une idée d’enquête, puis on commence à creuser à partir de là”, poursuit Ingeborg Eliassen. “Comme nous devons collaborer au niveau européen, nos enquêtes commencent rarement comme ça. Notre point de départ est ce que nous avons en commun, c’est-à-dire le sommet de la pyramide, généralement les institutions de l’UE.”
IE cherche des sujets d’enquête pertinents pour un public européen et qui questionnent les préjugés nationaux ainsi que les structures et organisations transnationales. Parmi les sujets réalisés, on peut citer une enquête sur l’état des chemins de fer européens ou une autre sur la manière dont l’Europe sabote discrètement les objectifs climatiques qu’elle s’est fixée. Le site collabore avec des médias dans toute l’Europe, notamment Aftenposten (en Norvège), Der Tagesspiegel (en Allemagne), Le Monde (en France), The Guardian (au Royaume-Uni) et Vice.
IE est financé à la fois par des donateurs et ses lecteurs, mais le groupe ambitionne à terme de ne dépendre que de son lectorat. Il dispose d’un budget annuel d’environ 800 000 € (840 000 $), levé en partie grâce à des petits dons et à la vente d’articles. En 2021, ses principaux donateurs étaient la fondation américaine Reva and David Logan (60 000 dollars), la fondation allemande GLS Treuhand (environ 160 000 dollars) et une fondation norvégienne centrée sur la liberté d’expression et les arts, Fritt Ord (environ 80 000 dollars). Une nouvelle série d’embauches est en cours. Celle-ci devrait porter l’équipe à 19 personnes, parmi lesquelles on trouve des employés à temps partiel, des boursiers et des pigistes.
Le point de départ de l’enquête
L’enquête “Grey Gold” s’inspire d’un rapport publié en janvier 2021 par l’Observatoire de l’Europe industrielle, un centre de recherche à but non lucratif. Ce rapport traite de la privatisation croissante des soins de santé en Europe et l’impact de ce phénomène sur la capacité de la filière à faire face à la pandémie de Covid-19. D’après Harald Schumann, il s’agit d’une “vague importante” dont on n’a pas assez parlé. “En Espagne, suite à ces privatisations, plus de personnes âgées sont mortes dans les EHPAD [pendant la pandémie] en raison du manque de personnel”, avance-t-il. “Personne ne se souciait de ceux qui avaient le plus besoin de nos soins. Je me suis dit que ce n’était probablement pas seulement un problème espagnol. J’ai donc creusé et je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait d’un problème ni français, ni espagnol, ni italien ni allemand, mais bien d’un problème européen.”
A ce stade, le projet d’Harald Schumann n’est qu’une idée parmi d’autres. Les membres d’IE soumettent leurs idées d’enquête au reste de l’équipe via un formulaire. Ils y détaillent leur projet et expliquent en quoi leur sujet mérite un traitement médiatique d’envergure européenne. Le sujet doit également être pertinent pour la plupart des pays où IE est installé et avoir une dimension transfrontalière. La proposition de Harald Schumann était convaincante en ce qu’elle concernait une population particulièrement vulnérable : “Ces personnes ont le plus besoin de l’attention du reste de la société parce qu’elles ne peuvent pas s’aider elles-mêmes”, souligne-t-il. “C’est exactement dans ce genre de [situation] que les investisseurs internationaux peuvent s’enrichir aux dépens des usagers et que nos gouvernements n’interviennent pas.”
Le travail commence en avril 2021, avec la conception d’un plan de recherche et la constitution de trois groupes distincts pour traiter les trois sujets suivants : le capital-investissement, l’argent public, et la réglementation en vigueur. Chaque groupe de travail élabore un plan de recherche et rédige une liste de questions auxquelles il doit répondre. Par exemple : Pourquoi les fonds de capital-investissement investissent-ils dans les maisons de soins ? Combien d’argent public est versé aux sociétés privées ? Sous quelles conditions ? Dans le cadre de l’enquête, les équipes recueillent des données auprès des sites web des entreprises, de sources internes et de fournisseurs de données commerciales, à la fois sur les plus grands opérateurs d’EHPAD en Europe et sur les plus grandes sociétés de capital-investissement du secteur.
Révéler l’impact sur les personnes concernées
Il leur faut également recueillir le témoignage d’infirmières, de salariés, de dirigeants syndicaux et de proches pour rendre compte de l’impact de la privatisation sur la qualité des soins et les conditions de travail. Pour cela, l’équipe lance un appel à témoins sur les réseaux sociaux. Cet appel a moins de succès que prévu : Ingeborg Eliassen nous explique que les patients et leurs familles ne souhaitaient pas exprimer leurs griefs en temps réel “parce qu’ils craignaient que cela n’aggrave encore la situation des membres de leur famille dans les EHPAD, laissés à eux mêmes”.
Selon Harald Schumann, l’accès aux EHPAD pendant la pandémie constitue un défi supplémentaire. “Avec le Covid-19, nous n’avions pratiquement aucun accès aux EHPAD”, se souvient-il. “J’ai convaincu le directeur d’un EHPAD à Berlin de me laisser y entrer, mais en temps normal une unique visite serait totalement insuffisante. J’aurais dû me rendre dans les EHPAD où les conflits avaient lieu, mais cela aurait été illégal à l’époque. Nous ne pouvions rencontrer le personnel qu’à l’extérieur, car le Covid-19 était encore très dangereux et la plupart des journalistes n’avaient reçu qu’une seule injection de vaccin.”
Enfin, les trois groupes partagent les résultats de leurs recherches avec le reste de l’équipe, tandis qu’un chercheur rassemble avec Ingeborg Eliassen les données, citations, arguments et éléments de reportage pertinents. Ils produisent alors un “wiki”, ce document en ligne partagé qu’IE crée pour chacune de ses enquêtes et qui en constitue l’épine dorsale. Il s’agit d’une “collection encyclopédique et systématique de ce que nous avons trouvé”, explique Ingeborg Eliassen. Ce document contient tous les éléments dont les reporters ont besoin pour produire les articles à destination des médias partenaires dans leur pays respectif.
Elisa Simantke ajoute : “Le partage des connaissances est déjà une entreprise très complexe, d’autant plus que nous parlons des langues très différentes. L’idée est d’avoir quelque chose qui soit l’épine dorsale de l’enquête dans son ensemble, tout en laissant suffisamment de liberté à chacun pour raconter le récit à un public national.”
“Chacun met l’accent sur différents aspects de l’enquête, mais il doit y avoir une base commune”, explique-t-elle. “Le document ne peut pas être trop long, pour qu’on puisse le lire, le mettre à jour ou encore vérifier les faits qui y sont inscrits. C’est une méthode que nous améliorons à chaque nouvelle enquête.”
IE commence à publier ses conclusions en juillet 2021 avec des articles exclusifs sur son site web et par le biais de 14 médias partenaires. Ressortent de ces articles à la fois l’échelle européenne du problème et les difficultés propres à chaque pays. A chaque fois le premier jet est rédigé par un journaliste d’IE, puis relu par au moins deux collègues de l’organisation et un vérificateur de faits indépendant avant d’être partagé avec les médias partenaires.
Les volets allemand et français de l’enquête étaient “sous la menace permanente” d’une procédure-baîllon, une tactique juridique onéreuse fréquemment utilisée par des parties fortunées pour faire taire les critiques et intimider les journalistes d’investigation. Pour un article publié par Der Tagesspiegel, Harald Schumann se souvient d’un long va-et-vient avec les avocats d’une société d’EHPAD, de “menaces plus ou moins subtiles” et, enfin, de réponses à ses questions qui lui sont parvenues 24 heures seulement avant la publication.
“Jusqu’au bout, je ne savais pas s’ils allaient intenter un procès contre nos médias partenaires ou contre nous”, déclare Harald Schumann.
Impact initial et suivi
Harald Schumann explique que l’enquête a eu peu d’écho au début, y compris sur le plan politique, mais que tous ceux qui s’intéressent à ce sujet tombent forcément sur les articles d’IE. “D’après les réactions des lecteurs, beaucoup de gens sont encore scandalisés par cette histoire, par ce qui se passe et par la quantité d’argent qu’on extrait de ce secteur qui manque pourtant cruellement de moyens”, relate-t-il.
L’impact “indirect” est beaucoup plus positif. De petites organisations axées sur les droits des personnes âgées ont invité les journalistes à présenter leur travail, tandis que des syndicalistes et des lanceurs d’alerte au sein des entreprises mises en cause ont fuité des informations complémentaires. Certaines parties de l’enquête ont eu un écho dans certains pays – il y a eu “une grande agitation” suite à la publication par Mediapart du reportage d’IE sur le principal opérateur européen d’EHPAD à but lucratif, Orpea, déclare Ingeborg Eliassen. L’enquête d’IE a été suivie par d’autres reportages dans la presse sur le secteur des soins aux personnes âgées. “Le nombre de reportages sur ce genre de scandale a augmenté”, se réjouit Harald Schumann, ajoutant que les journalistes sont désormais plus nombreux à se pencher sur ce sujet. “D’autres journalistes font désormais appel à notre expertise.”
Lectures complémentaires
Retrouvez tous les articles de notre série : les coulisses de l’enquête
Comment développer l’enquête à l’échelle locale
Dans les coulisses des #WestAfricaLeaks
Laura Oliver est une journaliste indépendante basée au Royaume-Uni. Elle a notamment écrit pour le Guardian, la BBC et The Week. Elle enseigne le journalisme en ligne à la City University de Londres et conseille des rédactions sur les rapports qu’elles entretiennent avec leur public.