Découvrez techniques et outils pour enquêter sur les publicités politiques et les campagnes de désinformation en ligne orchestrées par les partis politiques, ainsi que des conseils pour identifier l’origine de ces campagnes.
Les réseaux sociaux sont devenus de puissants lieux de communication politique en période électorale. Cela a du bon : on y encourage les jeunes et les abstentionistes de longue date à aller voter. C’est aussi un terrain propice à la frivolité – on y diffuse des mèmes humoristiques sur les candidats – et aux fausses nouvelles : on y trouve des publicités mensongères et des campagnes de désinformation coordonnées.
Pendant ce temps, les médias d’État et les partisans de régimes autoritaires continuent à diffuser très largement la communication des autocrates. En Afrique et en Inde notamment, ces comptes ont fabriqué de faux récits via des campagnes de désinformation complexes et coordonnées. En parallèle, la monopolisation croissante des chaînes de télévision privées par des alliés de dirigeants autoritaires étouffe les voix de l’opposition en Serbie, en Pologne et ailleurs.
Grâce au partage et au suivi des données, les campagnes de publicité en ligne peuvent désormais cibler des catégories démographiques très précises. Selon le média international de vérification des faits First Draft News, « la diversité des lois et l’attitude de laissez-faire qui entoure la publicité politique ont conduit à une déresponsabilisation des campagnes politiques et à la propagation de mensonges, de contre-vérités et de désinformation ».
De plus en plus souvent, il en revient donc à la presse de faire le tri et de présenter aux électeurs des informations fiables.
Alors que les médias spécialisés dans la vérification des faits font généralement un travail admirable en exposant les mensonges en ligne comme les images manipulées, l’identification des individus qui se cachent derrière la désinformation électorale est généralement plutôt du ressort des journalistes d’investigation. Ce sont eux qui mênent des enquêtes sur la communication politique en période d’élection, en tâchant de répondre aux questions suivantes : qui est à l’origine des posts politiques en ligne ? Quelles conversations suscitent-ils parmi les électeurs ? Qui finance les candidats ?
Aux journalistes des sociétés démocratiques assiégées par la désinformation et les mouvements anti-démocratiques, Sarah Blaskey, journaliste d’investigation au Miami Herald, rappelle : les démocraties sont beaucoup plus fragiles que vous ne le pensez, couvrez donc vos élections comme si vous étiez un correspondant étranger.
Cet article recouvre des techniques permettant de suivre les conversations politiques, les publicités politiques et les campagnes de désinformation en ligne, ainsi que des conseils pour identifier les sources de ces campagnes à partir d’entretiens avec certains des plus grands experts au monde en manipulation des médias. Vous découvrirez également une liste de « sales tours » dont les journalistes doivent prendre connaissance et des méthodes pour en identifier les auteurs, ainsi que certaines lois qui légitiment ces comportements.
Notons au sujet du vocabulaire employé : cet article utilise les expressions « fausse information », qui désigne toute information erronée, qu’elle soit diffusée pour induire le public en erreur ou simplement par maladresse, et « désinformation », qui désigne la publication d’informations délibérément trompeuses ou biaisées, de récits manipulés ou de propagande.
Les publications à surveiller
First Draft News a signalé trois principaux modes d’ingérence électorale.
- La désinformation destinée à discréditer les candidats et les partis.
- Les campagnes visant à perturber l’élection et à décourager la participation des électeurs au scrutin, notamment en faisant circuler des fausses informations sur les horaires de l’élection et les bureaux de vote.
- Les mensonges destinés à saper la confiance du public dans les résultats.
Claire Wardle, co-fondatrice de First Draft News, prévient que la forme de désinformation la plus persuasive en période électorale consiste à sortir des bribes d’information de leur contexte.
En plus des mensonges ciblés, on voit jaillir un peu partout à travers le monde d’innombrables exemples d’une tactique de communication que Steve Bannon, la personnalité médiatique de droite qui a brièvement travaillé à la Maison Blanche comme conseiller du président américain de l’époque, Donald Trump, avait décrite en ces termes crus : « occuper le terrain avec de la merde ». Le but est de rendre le public méfiant envers les médias et les autres institutions en le submergeant d’un déluge d’affirmations et de complots. Poussées par des personnes acquises à la cause et amplifiées par des algorithmes de réseaux sociaux qui privilégient les discours de haine aux faits, ces publications dénuées de tout fondement, qui ne font d’ailleurs aucun effort pour fournir la moindre preuve de ce qu’elles avancent, représente une menace fondamentale pour la démocratie partout dans le monde, selon un récent livre analysant l’érosion de la confiance de l’électorat aux États-Unis. Ses auteurs, Nancy Rosenblum de l’université d’Harvard et Russell Muirhead de l’université de Dartmouth, disent de ce phénomène qu’il s’agit de « théories du complot sans la théorie » et préviennent que « le nouveau complotisme impose sa réalité par la répétition ».
Branko Čečen, le directeur du Centre de journalisme d’investigation de Serbie (CINS) – qui est membre de GIJN – a récemment averti qu’un nombre alarmant d’électeurs aux Balkans étaient tombés sous l’emprise de théories du complot en ligne totalement infondées. « Il est incroyable de voir à quel point un pourcentage important de personnes ici sont complètement convaincues des pires théories du complot possibles », constate-t-il. Nombreuses sont les personnes ainsi bernées qui s’engagent à fond dans la politique, mais Branko Čečen observe que la masse de fausses informations peut également produire l’effet inverse, en faisant « battre en retraite » des citoyens devenus apatiques.
Les campagnes politiques se servent également de plus en plus de nouvelles technologies pour contourner les règles visant à protéger les électeurs contre le harcèlement et l’intimidation téléphoniques, en envoyant par exemple des textos en masse pour inciter leurs soutiens à occuper des événements ou des bureaux de vote ciblés. La Commission fédérale des communications des États-Unis a ainsi interdit l’utilisation de la « numérotation automatique » pour envoyer des messages politiques par SMS aux citoyens. Plutôt que d’embaucher des armées de bénévoles pour composer manuellement tous les numéros, certaines campagnes utilisent des plateformes de textos partisanes semi-automatisées pour submerger les électeurs de SMS non souhaités.
De même, le parti Bharatiya Janata du président indien Narendra Modi a constitué une armée de bénévoles prêts à envoyer en boucle à leurs proches des messages et des thèmes de campagne rédigés par des communicants. Une étude de 2021 par l’Africa Center for Strategic Studies révèle des campagnes de désinformation électorale généralisées dans de nombreux pays d’Afrique. « La désinformation coordonnée que nous avons mise au jour ne représente en réalité que la partie émergée de l’iceberg », explique Tessa Knight, chercheuse basée en Afrique du Sud au sein du Digital Forensic Research Lab (DFRLab) de l’Atlantic Council. « Ce phénomène s’accentue à mesure que les gouvernements et les personnalités politiques apprennent à manipuler les algorithmes des réseaux sociaux en coordonnant la diffusion de faux contenus sur ces plateformes. »
Surveiller les messages politiques
Face au déluge d’informations qui précèdent les échéances électorales, les experts dans ce domaine tentent d’organiser et d’automatiser au maximum leur suvi. Ils recommandent de suivre des groupes Facebook et des listes Twitter, ainsi que d’utiliser des astuces de recherche sur Google, notamment site:twitter.com/*/lists “LISTNAME” pour identifier les cibles, ou encore de prêter attention aux comptes associés que recommandent automatiquement les réseaux sociaux.
« Lorsque vous suivez les personnes qui portent un sujet sur la place publique, l’important est de laisser les algorithmes faire le travail. Lorsque vous suivez un compte, Instagram recommandera automatiquement une poignée d’autres personnes qui lui sont liées », explique Jane Lytvynenko, chercheuse au centre Shorenstein de l’Université Harvard et spécialiste de la manipulation des médias numériques.
Allez là où sont les conversations politiques. Chaque pays, chaque région, chaque groupe idéologique a ses réseaux sociaux et ses applications de messagerie préférés. Ainsi, WhatsApp domine l’Afrique australe et de nombreuses régions d’Amérique latine ; en Chine, WeChat est de mise ; parmi les groupes de droite, c’est souvent Telegram ; aux Philippines, c’est presque entièrement Facebook. Il est donc crucial d’identifier dès le départ les principales plateformes et applications de messagerie dans votre paysage électoral.
« La première chose qui est vraiment importante est de comprendre où se déroulent les conversations et où émergent les tendances », explique Jane Lytvynenko. « Par exemple, nous constatons une adoption énorme de Telegram dans des pays comme le Brésil, ce qui est moins vrai des États-Unis. Sachez par ailleurs que les groupes Facebook continuent d’être un énorme vecteur de fausses informations et de désinformation. »
Découvrez quels sujets intéressent les électeurs. Utilisez les filtres de l’outil Google Trends pour découvrir ce que les communautés politiques recherchent en ligne et pour prendre conscience d’augmentations soudaines de l’intérêt porté par le public à des sujets électoraux donnés.
Trouvez les tweets liés aux élections que les personnages politiques ont supprimés. Recherchez les tweets supprimés par les politiciens sur l’outil gratuit Politwoops, qui propose désormais une base de données de publications supprimées par des élus dans plus de 50 pays.
Faites attention à la plateforme de messagerie Telegram. « Telegram a gagné en influence politique dans un grand nombre de pays ces dernières années », explique Jane Lytvynenko. « A mesure que les grandes plateformes comme Facebook et Twitter prennent conscience des mouvements extrémistes, beaucoup de ces groupes se sentent plus en sécurité sur Telegram, où ils ont moins peur d’être censurés. Les journalistes devraient vraiment surveiller ces canaux de discussion de près. »
Pour vos recherches sur Telegram, utilisez ce processus en 3 étapes. Pour exploiter les fils de discussion électorale sur Telegram, Jane Lytvynenko conseille :
- L’utilisation de l’opérateur site:t.me (mots-clés) dans Google pour trouver les quelques canaux de discussion Telegram qui pourraient vous être utiles, en utilisant des mots-clés.
- Dans un deuxième temps l’ouverture de l’outil tgstat, où vous pourrez rechercher les canaux qui vous intéressent. « Tgstat est particulièrement utile car il vous donne une vue de l’écosystème, puis vous y suivez les canaux », explique Lytvynenko. Les journalistes peuvent également utiliser l’outil Telegago pour ces recherches.
- Enfin, le téléchargement de l’application de bureau Telegram directement depuis le site. Jane Lytvynenko précise que cela vous permettra d’exporter l’historique des conversations. « Cela aide avec tout type d’analyse en masse. Ce qui est beau dans l’application de bureau Telegram, c’est qu’une fois abonné à suffisamment de canaux de discussion, vous pourrez tout bonnement vous en servir comme d’un moteur de recherche. » Elle ajoute que vous pouvez également y trouver des conversations Telegram datant d’avant votre téléchargement de la plateforme.
Pour les dernières informations, tournez-vous vers Snap Map et TweetDeck. La fonction Snap Map de SnapChat vous permet de visualiser sur une carte là où le plus de messages sont publiés, puis de sélectionner un point sur la carte pour regarder les vidéos qui y sont réalisées en temps réel. « C’est un outil utile, qui permet de contextualiser une nouvelle au moment où elle surgit », déclare Craig Silverman, expert en manipulation des médias au sein de la rédaction de ProPublica. TweetDeck vous permet entre autres de canaliser les publications sur les réseaux sociaux qui proviennent d’un endroit en particulier, ou qui traitent d’un sujet en particulier, dans un tableau de bord.
Essayez l’astuce du copier-coller pour identifier des sites alliés. Copiez un morceau de texte depuis la page « À propos » ou « Accueil » de sites Web hyper partisans, puis collez-le dans Google. En quelques secondes vous saurez si ce texte apparait sur d’autres sites. Recherchez également des logos et mises en page similaires, qui pourraient révéler que des sites web distincts ont en fait été conçus par la même personne.
Utilisez Twitonomy pour analyser les comptes hyper partisans. L’outil Twitonomy permet aux journalistes de creuser un compte Twitter donné, pour savoir quand et à quelle fréquence la personne tweete, qui elle retweete et à quels comptes elle répond.
Essayez le nouvel outil d’analyse de Mozilla, qui répertorie les coupures d’Internet. En mars, Mozilla a ouvert l’accès à un vaste ensemble de données sur les pannes d’Internet à travers le monde, dont certaines peuvent être liées à des élections. Demandez un accès gratuit à ces données via ce formulaire.
Des outils pour enquêter sur l’origine des publicités politiques en ligne
Les campagnes publicitaires politiques en ligne font de plus en plus appel à des moyens de micro-ciblage, afin d’adapter les publicités, ou des versions légèrement modifiées d’une même pub, à des catégories démographiques spécifiques. Une analyse des élections générales au Royaume-Uni en 2019 par First Draft News révèle ainsi qu’une publicité du Parti conservateur portant le slogan « Faisons le Brexit ! » n’est parvenu qu’aux internautes masculins de moins de 34 ans. Une copie presque identique de cette même publicité, mais dont le texte concernait la santé et la sécurité, n’a été vue que par des femmes. Le reportage explique que les algorithmes des réseaux sociaux amplifient les messages aux groupes qui réagissent le plus dans un premier temps, ce qui permet aux politiques d’atteindre efficacement le public le plus sensible à leurs déclarations. Les publicités en ligne peuvent être une aubaine pour les campagnes électorales. First Draft News a trouvé une pub sur SnapChat qui avait été visionnée plus d’un demi-million de fois et n’avait coûté que 765 dollars.
Recherchez les publicités politiques dans les archives publicitaires de Facebook. Malgré le scepticisme que suscitent les stratégies de Facebook en matière de données, plusieurs experts, dont Julia Brothers, responsable du programme électoral au National Democratic Institute des États-Unis, affirment que la bibliothèque publicitaire de Facebook est devenue un outil important pour rechercher, à l’échelle mondiale, les publicités politiques et les groupes qui les réalisent.
« Les journalistes devraient prendre l’habitude lors d’élections d’étudier la bibliothèque de publicités de Facebook, pour voir quelles publicités politiques sont sorties », convient Craig Silverman, du média ProPublica. « Vous pouvez cibler des pages spécifiques, vous pouvez faire des recherches par mots-clés. Je soupçonne Facebook de mettre moins d’efforts dans les petits pays, mais ceux qui souhaitent diffuser des publicités politiques sur Facebook sont censés s’inscrire à l’avance et obtenir l’accord du réseau social. Normalement, Facebook garde ces publicités dans ses archives pendant des années. Pour approfondir vos recherches, Craig Silverman conseille aux journalistes de rechercher dans la base de données OpenCorporates les noms que vous aurez trouvés dans les archives publicitaires de Facebook.
Consultez l’outil de recherche de publicités politiques de Google. Bien qu’actuellement limité à certains pays, le rapport sur la transparence de la publicité politique de Google devrait croître rapidement en 2022 et 2023. Cet outil présente des informations détaillées sur les dépenses des « annonceurs vérifiés » lorsque leurs publicités sont en lien avec des élections. Les données sont mises à jour quotidiennement.
« Ce n’est pas aussi génial que l’outil de suivi Facebook, mais on peut visualiser et télécharger certaines données depuis Google et y effectuer quelques recherches, donc cela vaut le coup d’y jeter un oeil », déclare Craig Silverman. Les journalistes aux États-Unis peuvent également consulter l’excellent NYU Ad Observatory – développé par l’unité Cybersecurity for Democracy (la cybersécurité au service de la démocracie) de l’Université de New York – pour en apprendre davantage sur les organisations responsables des publicités sur Facebook.
Trouvez des chercheurs sur place qui ont étudié les publicités politiques. « Y a-t-il des universitaires dans votre pays qui étudient la communication politique ? On trouve généralement ce genre de personnes dans presque tous les pays », explique Craig Silverman. « N’hésitez pas à leur parler, intéressez-vous à leurs travaux, aux données qu’ils recueillent et qui pourraient être différentes de ce que publient les plateformes. »
Comment retrouver les personnes qui désinforment l’électorat
« Diffuser de fausses informations, notamment sur les réseaux sociaux, est de plus en plus rentable politiquement et financièrement », constate Jane Lytvynenko. « En tant que journaliste d’investigation on peut se demander : ‘Qui en profite ?’ Si vous soupçonnez l’ingérence d’un État, demandez-vous si les États connus pour leurs campagnes de désinformation – la Russie, la Chine, l’Iran – bénéficiraient diplomatiquement d’une ingérence dans les élections que vous couvrez. Elle ajoute : « Sur le plan national, nous voyons des politiciens utiliser la désinformation pour arriver à leurs fins, pour donner l’impression qu’ils ont plus de soutiens qu’ils n’en ont vraiment, pour faire adopter une politique particulière.
Etant donné la capacité d’attention limitée des internautes, dont sont pour partie responsables les réseaux sociaux, Jane Lytvynenko affirme que les formes visuelles de désinformation sont de plus en plus efficaces. Elle recommande la lecture de ce guide du Washington Post pour prendre la mesure de cette menace.
Qui sont les désinformateurs en périodes électorales ? Ils peuvent être des agents politiques produisant des campagnes nationales coordonnées, des médias d’information biaisés, des trolls soutenus par l’État, des extrémistes politiques voire antidémocratiques, des groupes d’intérêts, des réseaux de propagande sur les réseaux sociaux, parfois même des adolescents qui ont trouvé le moyen de se faire un peu d’argent grâce aux mensonges politiques, à une fraction de centime par visite de site. On peut aussi avoir affaire à des participants involontaires. Comme le souligne First Draft News, la déclaration sincère d’un citoyen bien intentionné en réponse à une question précise peut ensuite être détourné par des spécialistes de la désinformation dans le cadre d’une communication électorale. Leur reportage offre cet exemple : « Une [personne] qui blâmerait à tort un incendie criminel pour des feux de brousse en Australie, puis la reprise de cette fause information par des théoriciens du complot souhaitant discréditer le changement climatique. »
En 2016, une enquête de Craig Silverman révèle que plus de 100 sites Web de désinformation pro-Trump étaient gérés par de jeunes propagandistes dans une ville de Macédoine. Certains d’entre eux gagnaient jusqu’à 5 000 dollars par mois en revenus publicitaires grâce aux clics ainsi générés. La plupart de ces jeunes ne se souciaient pas des différences idéologiques entre les candidats Donald Trump et Hillary Clinton. Ils se sont simplement rendus compte que la diffusion de messages sur les réseaux sociaux par les soutiens de Donald Trump était plus rentable. Leurs messages faux et trompeurs auraient en tout cas nui aux élections de 2016 aux États-Unis.
En 2020, le journaliste français Alexandre Capron révèle quant à lui qu’une campagne de désinformation en République démocratique du Congo n’était motivée ni par l’argent ni par une volonté d’influencer les élections, mais simplement par l’envie de se vanter sur les réseaux sociaux.
« La première étape de la désinformation que nous voyons habituellement consiste à déverser des contenus sur les réseaux sociaux – généralement des contenus visuels, parfois hors contexte, parfois tronqués de manière trompeuse », constate Jane Lytvynenko.
Essayez de nouveaux outils pour comprendre la désinformation. CrowdTangle est depuis longtemps l’outil incontournable pour suivre la diffusion de récits sur Facebook, Reddit et Instagram. Mais Craig Silverman prévient que cet outil a ses limites – notamment la suspension de nouveaux comptes – et que son avenir est incertain. C’est certainement un coup dur pour les journalistes qui couvrent des élections aux Philippines notamment, où Facebook est le théâtre privilégié des campagnes politiques. Cependant, Craig Silverman affirme que de nouvelles ressources, comme Junkipedia, pourraient prendre le relai en permettant aux journalistes de creuser ce sujet dans la plupart des pays, qui plus est avec des fonctionnalités plus faciles d’utilisation pour les médias. Junkipedia se spécialise dans la désinformation virale et les « contenus problématiques ».
Utilisez des outils de vérification rapide pour trouver des pistes d’enquête. Alors que les médias de vérification des faits sont les premiers à révéler les fausses informations, des images et des affirmations suspectes sont souvent mises au jour dans des enquêtes plus approfondies. Celles-ci doivent également faire l’objet de vérifications et peuvent ouvrir de nouvelles pistes d’enquête. Dans le manuel de vérification d’images de GIJN, le formateur en journalisme Raymond Joseph décrit méticuleusement comment utiliser plusieurs outils faciles d’emploi, y compris l’application gratuite Photo Sherlock et l’application Fake Image Detector, pour vérifier si des photos postées sur les réseaux sociaux ont été manipulées, et donne des conseils pour détecter des indices de manipulation d’images. Il explique également comment les journalistes peuvent vérifier les photos en quelques secondes sur leur téléphone portable, à partir d’URL de photos ou d’adresses Web dans Images Google, ce qui est particulièrement utile pour les journalistes, qui sont pressés en période électorale.
Apprenez au public à reconnaitre les méthodes de propagande électorale les plus communes. Malheureusement, les fausses informations et la désinformation sont désormais monnaie courante, si bien qu’il est important de comprendre et de contextualiser les différentes formes de mensonges que l’on peut rencontrer en ligne, notamment l’agitprop, qui sert à inciter le public à une action particulière, ou le gaslighting, qui vous fait douter de faits établis et sape ainsi votre confiance en la politique. Pour en savoir plus, veuillez consulter ce lexique de l’organisation à but non lucratif Data & Society, et cette boîte à outils sur la crise de l’information par First Draft News.
Suivez les super-diffuseurs de désinformation. Comment distinguer la désinformation électorale coordonnée sur les réseaux sociaux et le partage sans arrière-pensée, bien que trompeur, de messages viraux ? CooRnet, un programme développé à l’université italienne d’Urbino, utilise des algorithmes pour repérer les comportements de partage suspects. CooRnet est un outil qui emploie le langage de programmation R. Il est d’autant plus puissant lorsqu’il est associé à la plateforme de visualisation open source Gephi.
Consultez l’outil WeVerify Twitter SNA pour identifier ceux qui profitent de la désinformation. Dans le chapitre 1 de ce manuel, nous avons présenté le nouvel outil gratuit Twitter SNA qui peut servir à suivre et à cartographier les personnes à l’origine de fausses informations électorales diffusées sur Twitter. Cet outil est décisif selon les experts, et ce pour deux raisons : il se concentre davantage sur les utilisateurs que sur les contenus, et les journalistes n’ont besoin d’aucune compétence particulière pour s’en servir. Chose remarquable, cet outil peut également révéler les organisations et les sites Web qui pourraient le plus tirer profit des campagnes de désinformation.
Identifiez les comptes automatisés sur les réseaux sociaux. En plus d’autres informations utiles, l’application d’analyse de comptes accountanalysis utilise diverses techniques pour mettre au jour les comptes qui pourraient être des « bots ». Par exemple, sa fonctionnalité « Daily Rhythm » signale les comptes qui publient des tweets entre 1h00 et 5h00 du matin, heure locale, lorsque de vrais internautes seraient en train de dormir. Quant à l’outil Botometer, il offre des scores sur la probabilité qu’un compte sur lequel vous enquêtez, ou ses abonnés, soient des bots.
Recherchez des tentatives d’exploitation des mensonges. Pourquoi certains politiciens prennent-ils la peine de répéter des mensonges qui ont déjà été détricotés et qui ne semblent pas aider leur campagne électorale ? « Une fois que vous avez fait le lien entre la désinformation et un certain politicien ou un groupe de militants, demandez-vous si ces gens défendent des politiques publiques qui ont un rapport avec les propos tenus », recommande Jane Lytvynenko. « Aux États-Unis, on constate d’énormes restrictions du droit de vote suite à la campagne de désinformation « Stop the Steal » [selon laquelle on aurait volé la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle de 2020]. Cette étape vous aidera à comprendre l’objectif de la désinformation. »
N’oubliez pas la menace « deepfake ». Les vidéos de deepfake, qui recréent artificiellement et de manière bluffante les visages et les voix de personnes réelles, peuvent avoir un effet corrosif sur la confiance du public ainsi que sur la démocratie, comme l’explique la professeure de droit Danielle Citron à l’occasion d’une conférence TED en 2019. De même, Craig Silverman avertit que « ce n’est qu’une question de temps avant que la technologie ne soit utilisée pour influencer les résultats d’une élection ». Sa prédiction ne s’est pas encore réalisée, mais les experts alertent sur une montée en puissance des « cheapfakes », qui sont bien moins chères et complexes à mettre en oeuvre mais non moins efficaces. Simplement modifier la légende d’une vidéo politique en est un exemple. Craig Silverman prévient que le risque est particulièrement grand dans les 48 heures qui précèdent un scrutin, puisque les partis politiques et les journalistes auraient peu de temps pour étudier et le cas échéant réfuter les vidéos de deepfake concernées.
Essayez InVid ou le nouveau Microsoft Video Authenticator pour commencer à enquêter sur des vidéos suspectes. Faites aussi appel à des sources plus traditionnelles pour vérifier si le ou la candidate était bien là où on la voit à l’écran.
Enquêter sur les coups fourrés lors d’élections
Les journalistes d’investigation sont souvent les seuls à enquêter sur les sales tours électoraux. Les forces de l’ordre s’intéressent peu aux tactiques contraires à l’éthique, les organisations qui contrôlent la bonne tenue des élections ont tendance à mettre trop de temps à réagir, les publics des médias sont généralement les cibles ou les victimes de ces campagnes de désinformation, et l’identification des responsables d’une campagne peut souvent vous conduire à des affaires électorales plus larges.
Ces sales tours ne sont pas des astuces politiques légitimes, comme lorsqu’un candidat publie son dossier médical long de plusieurs centaines de pages à l’approche d’une échéance électorale, pour noyer les journalistes dans une masse de données délibérément excessives.
Nous parlons plutôt de tactiques conçues pour désinformer ou tromper les électeurs, notamment de lois que les journalistes peuvent dénoncer comme anti-démocratiques, contraires à l’éthique ou encore racistes. Ainsi, en 2014, une nouvelle loi dans l’État américain de l’Alabama impose une liste de papiers d’identité avec photo, dont le permis de conduire, que les électeurs doivent avoir sur eux pour pouvoir voter. Mais à peine un an plus tard, des responsables ont fait fermer de manière systématique les bureaux de l’administration qui délivrent ces permis dans les quartiers susceptibles de soutenir le parti d’opposition. Pour réfuter l’affirmation officielle selon laquelle des coupes budgétaires étaient à l’origine de ces mesures, le centre Brennan, une organisation juridique et politique non partisane, a publié une carte montrant que la grande majorité des 31 fermetures de bureaux dans l’Alabama étaient dans des circonscriptions où se trouve une forte proportion de citoyens susceptibles de voter pour l’opposition.
Le projet collaboratif Comprova au Brésil a enquêté sur des accusations de désinformation électorale pendant plusieurs années. Capture d’écran
Faites jaillir la vérité à l’aide de recherches collaboratives. On sait qu’il est difficile d’identifier ceux qui organisent des appels automatisés trompeurs en période électorale. L’automatisation de ces coups de fil permet de diffuser un très grand nombre de messages préenregistrés. Les experts estiment que la recherche collaborative est l’un des meilleurs moyens de mettre au jour ce genre d’activité. En 2018, 24 médias travaillant au sein du projet Comprova lancent un appel à témoins en publiant un numéro WhatsApp. Les nombreux témoignages recueillis grâce à cette démarche ont permis de révéler la diffusion de mensonges qui nuisaient aux élections brésiliennes. Le projet continue de surveiller d’éventuels coups bas politiques à l’approche des élections de 2022 dans ce même pays.
« Le crowdsourcing est extrêmement important, en particulier lorsqu’il s’agit d’identifier les fausses informations au moment où elles surgissent en ligne », déclare Jane Lytvynenko. « C’est particulièrement vrai pour WhatsApp. Lancez un numéro vert et adoptez une approche collaborative. »
Parmi les mauvais coups on peut citer :
- Les embouteillages organisés pour coincider avec les échéances électorales et les jours d’inscription des électeurs.
- Les sondages d’opinion publique biaisés qui font croire à tort que l’opposition et les politiques qu’elle défend sont en baisse auprès de l’opinion.
- Les coups de fil de désinformation automatisés pour décourager d’aller voter, comme la diffusion de fausses informations concernant les dates de scrutin et les papiers d’identité à avoir sur soi pour voter.
- L’intimidation de nouveaux électeurs, en leur faisant croire que l’inscription sur les listes électorales pourrait faciliter le déclenchement d’un contrôle fiscale.
- Les pratiques anticoncurrentielles, comme priver la campagne d’un adversaire de compétences ou d’occasions d’intervenir dans les médias.
- Semer la confusion quant aux modalités d’inscription au vote par correspondance.
- L’emploi de stratégies de communication occultes pour salir les candidats, en inventant ou en exagérant des liens qu’ils entretiendraient avec des personnes impopulaires.
- L’utilisation illégale ou contraire à l’éthique de ressources publiques pour financer des activités de campagne.
- Le réenregistrement du domicile d’un candidat de l’opposition dans une nouvelle circonscription politique.
- La sollicitation d’une ingérence étrangère.
Parmi les méthodes législatives controversées on peut citer :
- Modifier les règles électorales afin de désavantager, dissuader ou gêner les électeurs de l’opposition. Il s’agit notamment de lois conçues pour empêcher l’inscription aux listes électorales les jours où certaines communautés d’électeurs risquent d’effectuer ces démarches, ou encore de lois qui exigent la présentation de papiers d’identité que les électeurs de l’opposition ont le moins de chance de posséder.
- Les lois typiques des autocraties. Consultez la liste des sales tours législatifs dont sont friands les régimes autoritaires, mentionnée plus haut dans ce manuel.
- Le redécoupage des circonscriptions électorales. En redécoupant abusivement les circonscriptions, on peut en arriver à un système où ce sont les dirigeants qui choisissent leurs électeurs, et non l’inverse. Des partis politiques qui n’obtiendraient qu’une minorité des suffrages exprimées pourraient ainsi conserver le pouvoir, se moquant bien des principes démocratiques. Bien que cela pose moins de problèmes dans les pays à représentation proportionnelle, comme Israël et les Pays-Bas, ou dans les pays qui permettent à des organisations non partisanes de tracer les frontières législatives, comme l’Australie et le Canada, le redécoupage des circonscriptions reste une menace pour le droit de vote dans des endroits comme la Hongrie, les États-Unis, Hong Kong, le Soudan ou encore les Philippines.
- Les lois qui prétendent combattre de supposées fraudes électorales mais rendent la participation au scrutin plus difficile. La fraude des électeurs serait extraordinairement rare à travers le monde, et sans conséquence sur les résultats au niveau national. De nombreux partis politiques mettent pourtant l’accent sur ce non-problème afin de promulguer des lois qui complique la participation au vote de certaines catégories d’électeurs qui ont tendance à voter contre eux. Si les données locales montrent que la fraude électorale est moins courante que, par exemple, les blessures causées par la foudre ou les trous-en-un réalisés par des golfeurs le jour de leur anniversaire, utilisez des outils de visualisation comme Flourish pour mettre en évidence ces données. « N’oubliez pas que la plupart des récits de fraude électorale commencent à l’échelle locale », rappelle Jane Lytvynenko.
- La fermeture ciblée de bureaux de vote. David Cay Johnston, journaliste lauréat du prix Pulitzer, affirme que de plus en plus d’électeurs dans des démocracies sont empêchés de voter par la fermetures ciblée de certains bureaux de vote. Recherchez des bases de données similaires à celle du Center for Public Integrity aux États-Unis, qui montre la fermeture ciblée de bureaux de vote dans les zones qui soutiennent l’opposition.
« Les rédactions doivent demander au public d’être leurs yeux et leurs oreilles lors d’élections », déclare Craig Silverman. « Dites à vos lecteurs ou vos téléspectateurs : ‘Si vous voyez ou entendez des tentatives de fraude ou d’interférence lors d’un scrutin, voici comment nous joindre.’ Après tout, la démocracie leur appartient. »
Ceci est le dernier épisode du manuel feuilletoné de GIJN pour enquêter sur les élections. L’introduction, le chapitre 1, le chapitre 2 et le chapitre 3 ont déjà été publiés.
NDLR : Ce chapitre fait partie d’un guide publié par GIJN à propos des enquêtes sur les élections. L’introduction ainsi que les chapitres 2, 3, et 4 de ce guide ont également été publiés (en anglais).
Lectures complémentaires
Élections : enquêter sur les candidats
Ressources et idées pour enquêter sur des élections
Comment enquêter sur la parité au sein des partis politiques
Rowan Philp est journaliste au sein de la rédaction de GIJN. Il était précédemment grand reporter du Sunday Times sud-africain. En tant que correspondant étranger, il a couvert l’actualité politique, économique et militaire d’une vingtaine de pays.