La Maison des Reporters avait à peine deux ans, quand elle a été admise, en décembre 2021, comme membre de GIJN. L’histoire de cette jeune organisation est aussi celle de la « folie » d’un groupe de jeunes qui, dans leur vingtaine, se sont mobilisés autour de Moussa Ngom pour pratiquer le journalisme autrement dans leur pays, le Sénégal.
Dans ce pays francophone de 17 millions d’habitants, situé en Afrique de l’Ouest, la presse jouit d’un contexte politique plus ouvert et d’une liberté de presse enviée dans la région. Classé 49e au classement mondial de la liberté de presse de Reporters Sans Frontières en 2021, il devance de loin par exemple ses voisins immédiats que sont la Guinée, 109e, le Mali 99e et la Mauritanie 94e.
Cependant, la presse sénégalaise a ses propres problèmes : « À quelques exceptions près, la majorité [des médias] est concentrée entre les mains des hommes d’affaires, hommes politiques et des lobbies religieux qui ne veulent que les médias qu’ils contrôlent », analyse le directeur de l’école de journalisme et experts des médias, Tidiane Sy.
Situation dans les médias traditionnels
En début d’année 2021, plusieurs médias, publics comme privés, ont vu leurs sièges attaqués et leurs journalistes menacés de mort. Des agresseurs étaient mécontents de leur couverture d’une affaire politico-judiciaire dans laquelle le leader de l’opposition était accusé d’avoir violé une jeune fille, dans un salon de massage. La couverture de cette affaire avait dominé les contenus des médias de longs mois. Elle a surtout révélé un des problèmes de la presse sénégalaise : une trop grande part à des sujets que Moussa Ngom qualifie d’ « enjeux de pouvoir ».
« Ici, les médias sont plus portés vers l’actualité du champ politique, les luttes de pouvoir et tout ce qui va avec cela. On laisse de côté tous les aspects qui sont liés à la vie publique », déplore le jeune journaliste.
Moussa Ngom, 28 ans, n’a pas eu besoin de passer de longues années dans les médias classiques du pays pour se convaincre que sa place n’y est pas. En 2017, alors étudiant à l’école de journalisme CESTI – Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de l’Information) – basée à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Moussa, effectue un stage dans l’un des plus grands groupes médiatiques du pays. Ce qu’il découvre le déçoit : « J’ai pu me rendre compte de la réalité globale du monde des médias ici [Sénégal]. Et leur manière de fonctionner. Leur structuration ne convenait pas à mon idéal du Journalisme. Par exemple, j’étais chargé de réaliser des dossiers, mais pour pouvoir réaliser ces dossiers-là, c’était la croix et la bannière. Devant le manque de ressources, l’”hyperproductivité” [le rythme de travail imposé aux journalistes], je me suis rendu compte que je ne pouvais m’épanouir avec ce modèle-là ».
Évoluer en indépendant
Le jeune étudiant prend ses premières décisions qui vont conduire plus tard à la création du premier média indépendant, intégralement participatif du pays. Il crée un blog et parcourt le pays, réalisant des reportages pour alimenter sa rubrique « carnet de route ». Il pratique son idéal de journalisme. Il se fait aussi connaître, engrange de l’expérience de terrain et collectionne des prix.
Tenté par le freelancing, il abandonne vite l’idée, au vu de conditions proposées par les médias locaux : « Pour un reportage radio, la rémunération est de 2500 FCFA [5 $ US environ], ce qui est totalement dérisoire.»
En revanche, il choisit d’expérimenter le modèle participatif, sillonne la capitale Dakar, avec des cartes d’abonnement à son blog qu’il propose à ses potentiels lecteurs. Le revenu tiré de ces abonnements n’était pas énorme, mais suffisant pour lui permettre par exemple de s’acheter un téléphone et de financer ses reportages.
Même si la qualité de ses productions lui vaut des prix qui, plusieurs vétérans de la presse locale restent sceptiques.
« Il y a eu mon directeur à l’école de journalisme qui me disait qu’en tout cas il ne pensait pas que cela prospérerait. J’ai reçu un appel d’une collègue sénégalaise qui me disait que le public sénégalais n’était pas prêt pour ce genre de projet, que ça n’allait pas prospérer », se souvient Moussa.
Lancement d’un réseau innovant
Puis, le 30 septembre 2019, entouré d’une dizaine de jeunes journalistes séduits pas son approche, Moussa Ngom lance la Maison des Reporters, à travers une conférence de presse. Depuis, le réseau a vite grossi, engrangé des succès, au-delà des attentes de ses initiateurs. Même si la majorité des journalistes membres du réseau ont moins de trente ans, il y a aussi d’autres journalistes plus expérimentés : « Ils disaient avoir eu les mêmes idées mais n’avaient pas pu les réaliser et que puisque je l’avais fait, eux ils se sont joints au projet pour pouvoir concrétiser un tout petit peu la mission dont ils se sentaient investis », souligne-t-il.
Malgré tout, le lancement de ce projet pionnier, dans un secteur largement dominé par des médias financés par des puissants, a vite révélé le défi de son existence et de sa durabilité. Des 36.000 USD visés au terme d’un crowdfunding initial, les initiateurs n’ont pu mobiliser que 3.000, soit moins de 10% de l’objectif.
« Malgré cela, je me suis dit qu’on allait quand même lancer le projet avec des aménagements, avec des conditions beaucoup plus flexibles qui permettent aux journalistes de venir réaliser leur sujet et repartir. Ainsi on a pu continuer à exister», se réjouit Ngom.
En conséquence, La Maison des Reporters n’a pas une rédaction permanente. Il fonctionne plus comme un réseau de reporters qui partagent ensemble certaines valeurs et une certaine vision du journalisme. Pour eux, il faut désormais s’éloigner des « Wasahala », ces talk-show très prisés des médias classiques sénégalais dans lesquels des invités viennent déverser leurs opinions sur l’actualité.
Initialement portée par une douzaine de membres fondateurs, LMDR fonctionne selon un mode de gestion flexible, adapté à la disponibilité des ressources. Jusqu’ici, l’organisation tourne autour de Moussa Ngom, qui en est coordinateur et seul permanent. Il est assisté d’un adjoint, non-permanent, et d’une quinzaine d’autres membres qui sont également des mentors. En mars 2022, la cheville ouvrière de l’organisation était constituée de plus de 100 reporters – des membres qui étaient également soit liés à d’autres médias soit indépendants.
Voici à quoi ressemble le quotidien à LMDR : des journalistes indépendants ou des reporters pitchent des idées d’enquêtes ou de grands reportages qu’ils n’ont pas l’occasion ou les moyens de couvrir ailleurs. Des journalistes plus expérimentés évaluent ces propositions et, si elles sont approuvées, l’organisation offre à la fois un soutien éditorial et une rémunération décente (LMDR couvre en général une moyenne de 300 dollars de frais, ainsi qu’une rémunération de pigiste alignée sur la convention collective des journalistes locaux). LMDR publie également sur ses plateformes, le reportage ou l’enquête une fois qu’il/elle est terminé.e.
Preuve de la qualité des productions, qui peuvent être écrites, audio ou audiovisuelles, les jeunes reporters ont déjà remporté 5 prix aux niveau régional et international.
L’un de ces journalistes primés est Ass Momar Lô. Son enquête audio sur les migrations au Sénégal, diffusée par LMDR fin 2021, a remporté la même année le Prix africain du journalisme d’investigation Norbert Zongo, en catégorie radio, et a été listée par l’équipe du GIJN parmi les meilleures enquêtes en Afrique francophone l’année dernière.
« Du journalisme de fond, de recherche, du journalisme au service du public, du travail rigoureux, guidé par le seul souci d’informer le public en toute indépendance et en toute transparence; c’est qui fait la spécificité de LMDR », commente Momar Lô.
Servir – et financé par – le public
L’un des plus grands médias d’investigation dans le monde francophone aujourd’hui est le média français Mediapart. Il a bâti une solide réputation de média indépendant, qui fonctionne sans publicité mais uniquement avec les abonnements, ce qui lui permet de révéler les plus gros scandales politiques de ces dernières années en France. Au Sénégal, plusieurs présentent LMDR comme le Mediapart local, faisant un parallèle avec l’ambition du jeune média sénégalais de ne fonctionner que sur les abonnements. Mais le contexte, le niveau d’alphabétisation et de revenu des lecteurs ne sont pas les mêmes.
«Lorsqu’il s’est agi de fonder la Maison des Reporters, il y a deux modèles qui m’ont beaucoup plus influencé. Souvent on nous compare à MediaPart, mais son influence a été plus sur le plan de l’idéal d’indépendance, idéal de format réalisé. Mais sur le plan du modèle économique c’est « The Guardian » [En Grande Bretagne] qui m’a beaucoup plus influencé. Ce modèle consiste à rendre gratuit l’accès au contenu », détaille Moussa.
« Nous ne pouvons pas rendre le contenu payant alors qu’il a été produit pour une population qui n’a pas les moyens d’un abonnement mais que nous voulons pourtant impacter grâce à une information de qualité. Pour nous le plus approprié c’était que l’accès soit gratuit pour tous et que la contribution soit volontaire », ajoute-t-il.
Avec La Maison des Reporters, c’est bien la première qu’un média s’engage à ne compter exclusivement que sur les lecteurs, note Tidiane Sy. « C’est un modèle à encourager. Il en faut davantage dans le paysage sénégalais ».
La jeune organisation dispose en mars 2022 d’une base d’abonnés de 400 personnes qui paient environ 1, 2 ou 4 dollars US. La majorité des abonnés est âgée de moins de 30 ans, mais le revenu tiré de l’abonnement des personnes plus âgées est de loin plus consistant, selon Moussa. L’objectif, dit-il, est d’atteindre rapidement les 3.000 abonnés, ce qui permettrait à l’organisation de se doter d’un budget annuel minimum de $ 35.000 dollars US et d’augmenter ses capacités afin de produire des sujets plus ambitieux.
En plus de refuser les revenus publicitaires, les initiateurs de La Maison Des Reporters ont aussi exclu jusqu’ici les subventions des fondations et autres bailleurs, afin de rester concentrés sur leur public cible. L’objectif, explique Moussa, est de « montrer au monde des médias et au public que, c’est du public que viendra le salut des médias. Il faut que ce public s’implique dans le financement et le développement des médias indépendants».
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Maxime Domegni est le responsable en Afrique francophone de GIJN et un journaliste primé ayant des années d’expérience dans le journalisme d’investigation. Auparavant, il était rédacteur en chef du journal d’investigation togolais L’Alternative. Basé à Dakar, au Sénégal, il a également travaillé pour BBC Africa en tant que journaliste planning producer pour l’Afrique francophone et comme correspondant de la CPJ pour la même région.