Lancé en 2008 avec un modèle économique pionnier mais risqué, Mediapart est devenu un pilier du paysage médiatique en France et a donné un nouveau souffle au journalisme d’investigation francophone. Découvrez les clés de la réussite de ce journal qui a construit et pérennisé son indépendance économique.
“Un pari gagné”, “une santé insolente”, “une réussite”, “un succès”, “une machine à cash”, les superlatifs n’ont pas manqué ces dernières années dans la presse pour qualifier le chiffre d’affaire du journal d’investigation en ligne payant Mediapart, dont la croissance depuis dix ans dépasse celle de la majorité des titres de presse en France. En pleine crise de confiance entre les médias et les lecteurs, alors que la majorité des médias français sont entre les mains de grands groupes industriels, les chiffres de l’audience et des résultats de ce média totalement indépendant forcent le respect. En 2021, Mediapart a attiré en moyenne 6,5 millions de visiteurs par mois et a eu un chiffre d’affaire de 21,3 millions d’euros. Pas de publicité, pas de subvention, pas de revenus tiré de l’évènementiel : 213.000 abonnés payants, qui représentent 98% du chiffre d’affaires.
Pourtant, en 2008, lors du lancement du site, bien peu ont cru dans le pari fou d’Edwy Plenel, ancien rédacteur en chef du quotidien Le Monde, et des six autres cofondateurs de Mediapart : lancer un site d’investigation payant qui “n’appartient qu’à ses lecteurs”. Dans leur déclaration d’intention, les fondateurs s’engagent à viser l’indépendance économique absolue. Le journal est lancé grâce aux économies personnelles des fondateurs (60% du capital initial) et les investissements de quelques actionnaires (40% du capital initial) mais entend vivre et se développer uniquement grâce à l’abonnement de ses futurs lecteurs.
Le projet éditorial est totalement à contre-courant de la tendance qui prévaut dans la majorité des médias à la fin des années 2000 : publier des articles courts, gratuitement et le plus vite possible pour être les premiers lus et les mieux référencés en ligne. Les fondateurs de Mediapart, eux, prônent tout l’inverse.
Ils revendiquent d’effectuer une sélection éditoriale et de ne pas couvrir l’actualité de manière exhaustive mais de publier des articles longs et fouillés sur des sujets d’intérêt public. Surtout, l’investigation est au cœur de leur modèle économique. Elle doit servir, via dés révélations, à attirer les abonnés, qui resteront ensuite grâce à une couverture journalistique dont la ligne éditoriale doit être dictée par l’intérêt public.
L’idée est belle, mais la mettre en œuvre est plus compliqué. La difficulté, aux débuts du site, est de convaincre les lecteurs de payer environ 9€ par mois pour accéder à un contenu qu’ils ne connaissent pas au préalable, à un moment où tous les autres journaux offrent leurs articles gratuitement. “Les trois premières années ont été très très dures, on était pas du tout dans ce qu’on avait imaginé en terme de croissance”, raconte la directrice générale et cofondatrice de Mediapart, Marie Hélène Smiejan, dans un podcast produit par Samsa. Ainsi, deux ans après le lancement, début 2010, les caisses du journal sont bientôt vides. Le média a laborieusement réuni 20.000 abonnés, bien en deçà des prévisions et du seuil de rentabilité. L’équipe se prépare au pire.
C’est une enquête révélant une affaire d’Etat qui changera la donne à l’été 2010 : l’affaire Woerth-Bettencourt. La diffusion d’enregistrements clandestins par Mediapart révèle les conflits d’intérêts entre Eric Woerth, le ministre du travail de l’époque, et la milliardaire Liliane Bettencourt, propriétaire de L’Oréal. Cette enquête, véritable feuilleton politico-financier, provoquera la démission de Florence Woerth, la femme du ministre, de son poste de directrice de la société gérant la fortune de la milliardaire ainsi que la démission d’Eric Woerth de son poste de trésorier de l’UMP, le parti politique de Nicolas Sarkozy, président de la République à l’époque.
“Cela a marqué un tournant. Il y a eu un alignement des planètes : un bon journal et une bonne affaire qui nous ont permis de nous faire connaître”, se souvient Stéphane Alliès, directeur éditorial, qui a rejoint l’aventure dès le lancement. “Les enregistrements avaient auparavant été refusés par L’Obs et Le Monde, c’était un précipité chimiquement pur de ce qu’on défendait : le fait qu’on pouvait être un journal où on lirait des choses qu’on ne lirait pas ailleurs”, se remémore-t-il. En quelques mois, le journal gagne des milliers d’abonnés et atteint enfin l’équilibre.
L’enquête : au coeur du modèle économique
Mais l’enquête ne fait pas tout. “Le jour de la publication du premier enregistrement, le site est tombé en rade au bout de 10 minutes !”, se souvient le journaliste. Avec une équipe initiale de 23 journalistes et trois responsables techniques, les fondateurs de Mediapart ont tout misé sur l’éditorial, aux dépens du bon fonctionnement du site web. “On a totalement raté le lancement, on était péniblement en train d’essayer de ne pas avoir des bugs qui plantaient le site tout le temps, les journalistes perdaient leurs articles, c’était l’enfer”, se souvient Marie Hélène Smiejan au micro de Samsa. L’équipe apprend en marchant et se construit donc un service technique et marketing au fur et à mesure.
Les journalistes, eux, multiplient les enquêtes percutantes, souvent publiées sous forme de feuilleton, drainant de nombreux nouveaux abonnés. “Nous défendons l’idée que l’information est un travail et qu’elle a une valeur. Nous défendons que nos informations sont utiles, crédibles, originales et inédites et que si les lecteurs ont confiance dans ces informations et dans leur indépendance, ils peuvent nous soutenir en s’abonnant”, nous expliquait ainsi Edwy Plenel lors d’une précédente interview.
Depuis 2011, Fabrice Arfi, le responsable du service enquête de Mediapart, est ainsi à l’origine, avec d’autres journalistes, de nombreuses révélations sur l’affaire Sarkozy-Kadhafi, qui a mis au grand jour le financement illégal présumé de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy par la Libye et a provoqué la mise en examen de l’ex-président de la République français. En 2012, son enquête révélant l’affaire Cahuzac a exposé au grand public que le ministre du budget était détenteur d’un compte en Suisse, aboutissant à sa démission ainsi qu’à la création du Parquet national financier français. En 2016, la journaliste Lenaïg Bredoux publie une enquête contribuant à révéler l’affaire Denis Baupin, qui dévoile des faits de harcèlement sexuel présumés de la part du vice-président de l’Assemblée Nationale et provoque son retrait de la vie politique.
Ces affaires ne sont que quelques-unes des plus médiatiques parmi les centaines d’autres enquêtes de longue haleine publiées inlassablement par les journalistes depuis quatorze ans, tant sur la corruption politico-financière que sur les violences sociales, sexuelles, policières, l’écologie ou la santé. “Chez nous, l’enquête n’est pas réservée au service enquête. Tous les journalistes ont déjà fait un travail d’enquête et révélé quelque chose que d’autres ne voulaient pas révéler”, explique Stéphane Alliès.
Les révélations de Mediapart, qui éclaboussent de nombreux secteurs, privés comme publics, et tous les bords politiques, lui valent de nombreuses pressions et attaques, notamment judiciaires. Tous les journalistes sont donc formés au droit de la presse et l’équipe éditoriale n’hésite pas à consulter l’avocat du journal en cas d’incertitude. “Dès qu’on a le moindre doute sur un papier, on le lui envoie. On échange, on se met d’accord sur les phrases dont on est sûr qu’elles peuvent nous éviter le procès. Parfois, on sait qu’on peut être attaqués pour diffamation mais qu’on a de quoi se défendre en justice donc on publie quand même car on a des éléments pour prouver que ça ne l’est pas”, explique Stéphane Alliès. Depuis sa création, sur les deux cents procédures judiciaires auxquelles le journal a été confrontées, seules cinq condamnation pénales définitives ont été prononcées à son encontre.
Paradoxalement, l’affaire Bettencourt, qui a marqué un tournant dans l’aventure éditoriale et dans la popularité de Mediapart restera l’une des plus grandes défaites judiciaires du journal, puisqu’il a été condamné à retirer toutes traces des enregistrements. Ceux-ci avaient été réalisés secrètement par le majordome de Liliane Bettencourt, qui avait caché un dictaphone sous une desserte. La justice française a considéré que bien qu’elle ait révélé des informations d’intérêt publique, la diffusion de ces bandes sonores portait atteinte à la vie privée de la propriétaire de L’Oréal.
Retourner les attaques contre leurs adversaires
En plus de leur travail d’enquête, dès le lancement, les journalistes cherchent, avec l’équipe marketing en construction, inlassablement, à recruter de nouveaux abonnés. Ils puisent dans les listes de diffusions des newsletters, des pétitions en ligne, proposent aux abonnés de parrainer d’autres abonnés, leurs donnent la possibilité d’offrir autant d’articles qu’ils le souhaitent à leurs connaissances, organisent des journées portes ouvertes gratuites sur le site et sont l’un des premiers journaux à proposer l’abonnement à 1€ le premier mois. Ils offrent également la possibilité aux abonnés de tenir un blog, diffusé sur le “club”, en accès libre, de Mediapart.
Le journal organise la porosité entre le mur payant et les futurs lecteurs. “L’un de leurs coups de génie, c’est d’avoir su ouvrir leurs contenus à un maximum de personnes puis de refermer les épisodes suivants pour obliger les lecteurs à s’abonner pour en savoir plus”, commente Cyrille Frank, directeur de l’ESJ PRO.
Pour convaincre, les journalistes n’hésitent pas à se rendre sur les plateaux TV pour défendre leur travail et à être combatifs. On les attaque sur la teneur de leurs enquêtes ? Ils retournent les attaques contre leurs adversaires et ont l’idée d’en jouer pour renforcer leur image, affirmant que si le journal dérange, cela confirme donc bien qu’il est un réel contre pouvoir et est indépendant. Le site publie ainsi un montage vidéo humoristique recensant le nombre de fois où l’ex président Nicolas Sarkozy a cité (attaqué) Mediapart (dix fois) lors d’une intervention à la télévision et se clôturant sobrement par “Mais que dit vraiment Mediapart ? Abonnez-vous”.
“Je pense qu’on avait pas grand chose à perdre à être offensifs et à tester des choses”, s’amuse Renaud Creus, directeur de la communication de Mediapart, qui a été le premier community manager du site en 2014. “Avant mon recrutement, c’était les journalistes qui promouvaient leur travail comme ils le sentaient. Il y avait donc un côté foutraque qui a permis d’être créatif, de faire les choses très vite, d’en arrêter d’autres,” analyse-t-il.
Pionnière sur la question du modèle économique, la rédaction de Mediapart semble toujours avoir un coup d’avance sur de nombreux autres aspects, comme par exemple le combat avant-gardiste du journal pour l’égalité fiscale avec la presse papier, qui lui a d’ailleurs valu un redressement fiscal. Les journalistes inventent également la “boîte noire”, où ils donnent des détails, à la fin de chaque enquête, sur leur méthodologie et publient des documents annexes à leur travail d’investigation, créent une émission quotidienne sur Youtube pendant la pandémie, “A l’Air Libre”.
Dans une volonté de transparence, les membres de la rédaction publient, depuis 2018, leurs déclarations d’intérêts. Le journal est par ailleurs l’un des premiers en France à avoir publié des enquêtes sur les violences sexuelles, avant même la déflagration #MeToo, et le premier média français à avoir créé un poste de responsable éditoriale aux questions de genre. Une dynamique innovante et pionnière qui repose avant tout sur la force du collectif, au dire des membres de la rédaction. “Ce qui m’a impressionné au début, c’est que tous les journalistes avaient au moins cosigné un article avec tous les autres journalistes. On défend une approche collective de notre travail. On sait que l’investigation, quand elle est solitaire, peut nous faire faire des erreurs”, observe Stéphane Alliès.
La conférence de rédaction quotidienne de 10h30, ouverte à tous, y compris aux équipes techniques et marketing, est un moment clé pour que les informations circulent au sein du journal. “Tout le monde peut prendre la parole, s’il a des idées, objections, des critiques, c’est un lieu où on peut partager le plus possible”, explique Renaud Creus. Ce collectif soudé se ressent aussi sur les réseaux sociaux, où les journalistes relaient quotidiennement les enquêtes et reportages publiés par leur confrères et consoeurs, ce qui peut parfois donner un effet de meute. “On assume tous collectivement les papiers qu’on sort et nous sommes fiers de faire partie de ce collectif. On a envie que notre travail soit relayé !” confirme Renaud Creus, assurant que ce travail de promotion n’a rien de concerté.
Ne pas prendre de haut les lecteurs
La communication horizontale avec les lecteurs est également au cœur du modèle du journal, dont la dernière syllabe du nom vient de “Participatif”. Mediapart est d’ailleurs l’un des derniers grands médias français à laisser visibles et ouverts les commentaires des lecteurs. Il permet également à tous ses abonnés de tenir des blogs sur le “club” du journal, qui représente 20% du trafic du média et héberge une centaine de nouveaux posts par jour en moyenne.
Un parti pris qui lui a parfois valu des critiques, notamment sur la faible différenciation entre le “journal des journalistes” et les blogs des lecteurs, en accès libre, où ont parfois pu être publiés des posts complotistes ou de fausses accusations. “Le club est l’une de leurs forces et l’une de leurs faiblesses”, relève ainsi Cyrille Frank. “Mediapart a compris très vite à quel point la communauté était importante, ils ont su valoriser leurs lecteurs, créer un groupe qui partage des valeurs communes, mais parfois cela peut aussi être le relai de posts de plus mauvaise qualité”. Le média a pris au sérieux cet aspect et exerce aujourd’hui un réel travail d’édition des contributions des lecteurs, effectué par une dizaine de journalistes, comme l’explique Arrêt sur Images dans cet article.
Des échanges en ligne avec les lecteurs sont par ailleurs organisés une fois par mois, les invitant à poser toutes les questions qu’ils veulent aux journalistes, qui y répondent lors de vidéos live. La rédaction organise également tous les ans un festival pour rencontrer sa communauté. “C’est essentiel pour nous de ne pas nous positionner au-dessus de nos lecteurs. Nous voulons les associer pleinement à nos projets, à nos discussions. Nous voulons créer une relation avec nos lecteurs et ne pas nous contenter de distribuer du contenu”, explique Renaud Creus.
En 2019, pour pérenniser l’indépendance du journal et empêcher tout rachat potentiel, les fondateurs de Mediapart ont transféré la totalité de leurs titres à un fonds de dotation à but non lucratif, le Fonds pour une presse libre, qui soutient économiquement les médias indépendants francophones. Le journal est donc un média indépendant privé et à but lucratif mais son capital est “inviolable, non cessible et non achetable”. Pour racheter les parts des actionnaires, le site a contracté un prêt de 10,9 millions d’euros et rembourse chaque année 1 million d’euros.
“Nous souhaitions que personne ne puisse se payer Mediapart”, expliquait Marie-Hélène Smiejan à Samsa, précisant que l’équipe considérait cependant comme essentiel que Mediapart continue à être dans la réalité du marché, à devoir innover et inventer et ne pas s’endormir sur une situation éventuellement déficitaire. “Ce fonds de dotation, c’est vraiment quelque chose qu’ils ont inventé. C’est le premier média à le faire en France et quand ils l’ont fait, c’était extrêmement délicat pour eux car cela n’était pas encadré juridiquement”, observe Benoît Huet, ancien conseiller juridique du journal et co-auteur du livre “L’information est un bien public” avec l’économiste des médias Julia Cagé.
Quatorze ans après un lancement compliqué, Mediapart compte désormais 131 employés : 72 journalistes et 59 employés aux services communication, marketing, techniques, ressources humaines, gestion et relations abonnés. Les derniers chiffres, pour 2021, révèlent que le rythme de croissance a légèrement ralenti l’année dernière après le boom de la pandémie, avec un plafonnement du nombre d’abonnés et une baisse des visites par rapport à 2020.
Mais Mediapart continue à se développer. Le journal, dont une partie des enquêtes sont traduites en anglais et en espagnol, multiplie également les partenariats, avec des médias étrangers ou locaux. “Constituer un réseau avec d’autres sites et d’autres interlocuteurs permet de décupler les moyens. Cela aide à mutualiser les forces, les idées, et à se relayer les contenus. On est plus forts à plusieurs”, explique Renaud Creus.
En une dizaine d’années, le site a essaimé de nombreux médias indépendants dans son sillage, insufflé un vent de renouveau et une concurrence saine dans l’investigation francophone. “La plupart des médias français appartiennent à des grands groupes industriels ou à des hommes d’affaire qui ont des intérêts croisés”, constate le chercheur en Informations et Communication Nikos Smyrnaios avant de s’enthousiasmer : “Mediapart a réussi à constituer un exemple et à encourager le lancement d’initiatives nombreuses grâce à la réussite de leur modèle économique : ils ont réussi à montrer qu’un site d’information indépendant peut être rentable sans dépendre des annonceurs, de l’Etat et de Google, et ne dépendre que de ses lecteurs”.
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Marthe Rubió est la rédactrice francophone de GIJN. Elle a travaillé en tant que data journaliste au sein du journal argentin La Nación et comme journaliste indépendante pour Slate, El Mundo, Libération, Le Figaro ou Mediapart.