Découvrez dans ce guide 15 conseils pour enquêter sur les crimes de guerre à l’aide d’outils et de techniques de recherche en sources ouvertes.
Note de la rédaction : Le procureur de la Cour pénale internationale a affirmé le 28 février avoir « une base raisonnable » pour ouvrir une enquête sur d’éventuels crimes de guerre dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine.
La recherche en sources ouvertes rend plus facile et moins dangereuse la couverture de violations du droit international dans un conflit en cours. Les caméras des téléphones portables étant de meilleure qualité qu’auparavant, les combattants publient désormais des images de très haute résolution en ligne. Sont également disponibles des images satellites de haute qualité et des outils numériques permettant de parcourir des masses de données en ligne. Tout cela facilite grandement les enquêtes sur les crimes de guerre.
La guerre syrienne a été le premier test grandeur nature de cette pratique de l’investigation. Jamais une guerre n’a été aussi bien documentée. On a ainsi pu suivre les évènements en Syrie en temps réel sur internet. C’est aujourd’hui également le cas pour l’Ukraine. GIJN m’a donc demandé de réaliser le guide ci-dessous, qui explique comment enquêter sur les crimes de guerre à l’aide d’outils et de techniques de recherche en sources ouvertes.
Etant à la fois journaliste d’investigation et documentariste, j’ai pour habitude de combiner les techniques de recherche en sources ouvertes et le travail de terrain afin de mettre au jour les violations de droits humains dans les conflits armés. Ces quatre dernières années, j’ai réalisé des enquêtes pour la BBC qui ont révélé des crimes de guerre en Libye comme en Syrie, et j’ai soutenu une thèse sur l’impact de la recherche en sources ouvertes sur l’avenir du journalisme d’investigation.
Voici donc 15 conseils et techniques pour enquêter sur les crimes de guerre :
1. Apprendre à reconnaître les différents crimes de guerre
Un crime de guerre est une violation des lois de la guerre. Ces crimes – les plus graves commis dans le cadre d’un conflit armé – ne sont couverts par aucun délai de prescription, ce qui signifie que les responsables peuvent être poursuivis bien après les faits.
La Convention de Genève fixe de nouveaux types de crimes de guerre et établit la compétence universelle, ce qui permet à tous les États de s’acquitter de leur obligation de poursuivre et de punir les criminels de guerre. La Convention contient également des règles élémentaires du droit international humanitaire. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) définit le droit international humanitaire, ou droit des conflits armés, comme « un ensemble de règles qui, pour des raisons humanitaires, cherchent à limiter les effets des conflits armés. Il protège les personnes qui ne participent pas ou plus aux combats et restreint les moyens et méthodes de guerre ». Les articles 7 et 8 du Statut de Rome, le traité fondateur de la Cour pénale internationale, fournissent une liste très détaillée des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Il y a quatre catégories de crimes relevant de la compétence de cette cour : le génocide, les crimes contre la paix, la violation des lois et coutumes de la guerre, et les crimes contre l’humanité.
La recherche en sources ouvertes peut permettre d’étayer, entre autres crimes, les attaques contre des civils et des infrastructures civiles qui ne sont pas utilisées à des fins militaires ; les attaques contre des institutions protégées, notamment les hôpitaux et les écoles ; les attaques dites de « tir couplé » qui ciblent les services de secours ; l’utilisation d’armes interdites, parmi lesquelles les armes à sous-munitions ; la profanation du corps de combattants ennemis et le meurtre de soldats qui se sont rendus ; la profanation du corps de civils ; les violences sexuelles en temps de guerre ; les pillages ; la torture ; l’emploi d’enfants soldats ; et l’utilisation d’armes chimiques ou biologiques. Dans certains cas, les responsables sont exonérés pénalement s’ils ont agi d’une manière proportionnée à l’ampleur du danger auquel ils faisaient face.
2. Connaître ses sources
On trouve sur les réseaux sociaux de très nombreuses images, en particulier des vidéos et photos de soldats et de secouristes, qui peuvent servir de preuves. Facebook, Telegram, Twitter, Instagram et TikTok sont les principales plateformes, mais les réseaux sociaux spécifiques aux pays en guerre sont particulièrement utiles. Ainsi, VK (anciennement VKontakte) contient une foule d’informations publiées par des combattants en Russie. Les familles de combattants ont souvent des groupes de discussion en ligne, tandis que les fans de certaines milices ont des canaux sur Telegram : intéressez-vous à ces sources. Vous pouvez également rechercher le même nom d’utilisateur sur plusieurs plateformes, sachant que les paramètres de confidentialité varient d’un réseau social à l’autre. La plupart du temps, les combattants ne se rendent pas compte qu’ils ont commis un crime de guerre ou ne craignent pas les conséquences de leurs actes. Ils ne prennent donc pas la peine de cacher leurs agissements.
Une enquête sur la Libye que j’ai réalisée pour la BBC révèle la profanation du corps de combattants et de civils capturés par des membres de la brigade des forces spéciales de l’armée nationale libyenne. Les preuves proviennent des comptes Facebook publics des auteurs et de vidéos d’exécutions sommaires diffusées sur Twitter. Ces messages devaient servir de propagande afin d’inciter leurs soutiens en ligne à la violence.
3. Vérifier
La plupart des vidéos que vous trouverez seront isolées et n’auront pas été publiées sur un réseau social depuis un compte personnel. Il faut tout d’abord vérifier le contenu à l’aide d’un outil de métadonnées vidéo, par exemple InVid, Google Reverse Image Search, TinEye, RevEye, Yandex, Baidu, Google Lens, Exiftool, Redfin, Amnesty Video verification ou encore Trulymedia.
Une fois l’authenticité de la vidéo établie, il vous faudra trouver des preuves concordantes. Si des copies de meilleure qualité de la vidéo existent ailleurs en ligne, téléchargez-les afin de faciliter toute identification faciale à venir. S’il existe d’autres vidéos, sous des angles différents, du même incident, elles seront essentielles à votre reconstruction des évènements.
4. Tout archiver
Après la vérification vient l’archivage. C’est essentiel puisque les preuves trouvées en lignes pourraient être rendues privées voire supprimées. Ailleurs, notamment en Syrie et au Myanmar, des grands groupes comme Facebook ont supprimé des messages révélant des atrocités et des crimes de guerre qui auraient pu servir de preuves dans le cadre de poursuites internationales. Veillez donc à préserver toutes les preuves le plus tôt possible.
Lors d’une enquête sur un fait ou un combattant en particulier, archivez tout ce qui concerne ce fait ou ce combattant. Il est ainsi utile d’archiver l’intégralité du compte concerné sur les réseaux sociaux, puis de parcourir ses contacts en ligne, dont certains pourraient être des co-combattants. Les comptes privés de combattants seront souvent liés à des comptes publics, dont vous pourrez vous servir pour tenter de vérifier l’identité des premiers.
Je me sers de l’outil Hunchly, qui fait gagner du temps puisqu’il archive de manière automatique. Wayback Machine est également utile pour l’archivage en ligne. Je répertorie d’abord tous les liens sur une feuille de calcul Google, et les images de haute résolution dans un dossier à part, avec Hunchly qui travaille en arrière-plan pour archiver automatiquement les pages web en temps réel.
5. Rechercher des témoins oculaires
La corroboration des preuves par des témoins sur place est une étape très importante mais souvent négligée. Il ne s’agit pas de dépendre exclusivement de sources ouvertes, mais plutôt de créer une approche hybride permettant de recueillir les preuves où qu’elles se trouvent. Cette démarche peut révéler de nouvelles informations : les témoins oculaires pourraient ainsi fournir des détails qui renforcent votre enquête.
Par exemple, dans le cadre d’une autre enquête de la BBC, sur le meurtre de la seule femme politique kurde en Syrie, Hevrin Khalaf, par une milice soutenue par la Turquie, nous avons réussi à trouver un témoin oculaire qui avait trouvé le corps immédiatement après le meurtre et a pu éclairer quelques zones d’ombre.
6. Identifier les responsables
Si la vidéo montre un combattant commettant un crime de guerre, il faut alors identifier l’individu en question. Les outils de reconnaissance faciale comme Pimeyes sont particulièrement utiles, mais pour les enquêtes sur le conflit russo-ukrainien, je vous recommande tout particulièrement FindClone, qui est excellent.
Cet outil étonnamment précis m’a aidé à identifier presque tous les mercenaires de la société russe Wagner en flagrant délit de carnage en Libye, dans le cadre d’une autre enquête de la BBC.
7. Suivre les déplacements à distance
Des outils de suivi à distance tels que Marine Traffic, Flightradar24 et ADSB Exchange peuvent vous permettre de suivre des mouvements de troupes et d’ainsi confirmer la présence de soldats sur les lieux d’un crime.
Par exemple, si un responsable militaire prétend que l’un de ses avions n’a pas survolé une cible donnée à un moment donné, les informations délivrées par son transpondeur pourraient le contredire. (Notons toutefois que les pilotes peuvent éteindre leurs transpondeurs pour éviter d’être détectés lorsqu’ils commettent d’éventuels crimes.)
8. Analyse spécialisée : les unités militaires
Lors d’enquêtes sur des violations des lois de la guerre où des images des auteurs existent, pensez bien à regarder leurs insignes et leurs armes. Ecussons, insignes d’uniforme en tout genre et marquages de véhicules peuvent permettre d’établir des comportements répétés au sein d’une unité militaire spécifique, et ainsi la responsabilité de la hiérarchie dans les crimes commis. Si les soldats d’une unité en particulier publient davantage d’actes violents en ligne, cela révèle souvent un sentiment d’impunité. La page Wikipedia sur les insignes militaires est très utile à cette démarche.
Dans le cadre de mon enquête pour la BBC sur les crimes de guerre en Libye, j’ai remarqué que les écussons de la brigade Al Saiqa apparaissaient à plusieurs reprises dans des vidéos montrant des actes particulièrement violents. Al Saiqa est une brigade des forces spéciales de l’armée nationale libyenne, dirigée par Mahmoud al-Werfalli (un commandant de la brigade) qui était recherché par la Cour pénale internationale pour 33 chefs d’accusation de crimes de guerre, pour avoir tué et ordonné que soient tués des non-combattants. Quand son mandat d’arrêt a été rendu public et qu’il n’a pas pour autant été arrêté, j’ai compris que son unité assurait son impunité. C’est cela qui m’a conduit à enquêter sur les crimes dont cette unité s’était rendue coupable.
9. Analyse spécialisée : les armes
Les armes sont un autre élément clé à étudier : quelles armes sont utilisées, où et par qui. Certaines armes, comme les armes à sous-munitions, sont interdites par un traité des Nations Unies. Ces armes contiennent de nombreux autres projectiles explosifs qui peuvent gravement nuire aux populations civiles. Elles ont notamment été utilisées en Syrie, et plus récemment en Ukraine par l’armée russe depuis des lance-roquettes BM-21 Grad. Parmi les bases de données utiles pour suivre les mouvements d’armes, on peut citer la base de données Janes, la base de données sur les armes légères de l’Université de Genève, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm et le Traité sur le commerce des armes.
Dans d’autres cas, l’utilisation de certaines armes indique des violations de sanctions et d’embargos sur les armes. Une autre enquête de la BBC en Libye à laquelle j’ai participé a révélé qu’une attaque qui a tué 26 élèves officiers non armés avait été menée par un drone chinois contrôlé par les Émirats arabes unis – deux alliés improbables dans une guerre à laquelle ils n’étaient pas censés participer, violant ainsi l’embargo sur les armes de l’ONU.
10. Les violences sexuelles
Le viol et toute autre violence sexuelle perpétrée en temps de guerre par des combattants constitue également un crime de guerre. Ces violations des lois de la guerre sont souvent occultées, il n’y a en tout cas pas de consensus sur ce qui constitue une violence sexuelle en temps de guerre. C’est pourtant l’un des crimes de guerre les plus courants.
On peut notamment citer l’utilisation du viol comme arme de guerre par des soldats de la Force de défense nationale éthiopienne pendant la guerre du Tigré, ou encore le viol de femmes musulmanes rohingyas par des soldats birmans pendant le génocide des Rohingyas.
11. Répertoriez les hôpitaux, les écoles et les cibles civiles connues
Les hôpitaux et écoles bénéficient de protections particulières en temps de guerre, tout comme les civils. Les civils ne doivent pas être visés. La géolocalisation des images en sources ouvertes peut permettre d’établir tout manquement à ces règles d’engagement. Google Earth, Yandex Maps, Sentinel Hub, Echosec, Wikimapia et autres outils de géolocalisation vous aideront à établir où les faits ont eu lieu. L’outil Suncalc sert à chronolocaliser une attaque à partir des ombres visibles sur les images. Liveuamap est un bon point de départ pour ce genre d’enquête : vous y obtiendrez des coordonnées qui vous serviront par la suite à effectuer une recherche d’imagerie satellite sur Google Earth. Bellingcat a publié quelques guides utiles et d’excellents exemples de géolocalisation.
Le bombardement d’un centre de détention pour migrants en Libye a fait l’objet d’une telle enquête. La géolocalisation d’images au sol publiées sur les réseaux sociaux a montré que le centre de détention était situé à proximité d’un dépôt d’armes frappé deux mois plus tôt, une information confirmée par le New York Times. J’ai par la suite découvert, dans le cadre d’une enquête pour BBC Arabic, que le bombardement avait été réalisé par un avion étranger, violant l’embargo sur les armes imposé par l’ONU à la Libye – ce qui en faisait un crime de guerre.
12. La chronologie joue un rôle important
Rappelons que le personnel médical et les hôpitaux sont protégés par le droit international. C’est donc un crime de guerre de cibler les secouristes avec des « tirs couplés » : lorsqu’un premier bombardement est suivi de près par un second afin de tuer les secouristes qui tentent de porter assistance aux blessés. La Russie a été accusée d’avoir réalisé ce genre de frappes aériennes en Syrie, notamment sur un marché civil à Idlib en 2019, cas sur lequel j’ai enquêté pour la BBC.
Penchez-vous également sur le meurtre de soldats qui se sont déjà rendus.
13. Recueillir la réaction des responsables
La plupart du temps, les soldats qui commettent et documentent leurs propres crimes de guerre le font parce qu’ils se sentent protégés par leur hiérarchie. A tel point qu’ils pourraient être prêts à répondre à vos questions et à vous avouer leurs crimes.
Après avoir terminé la collecte de preuves de profanation de corps lors du massacre de Ganfouda en Libye, notre équipe a demandé leurs réactions à certains des combattants que j’avais identifiés comme étant responsables de ces crimes. L’un d’eux s’en est vanté, affirmant qu’il était intouchable.
14. La sécurité des informations
Avant de contacter un combattant que vous accusez d’avoir commis un crime de guerre, assurez-vous que les preuves sont sauvegardées en plusieurs endroits et que vos outils d’enquête et de communication sont sécurisés. Vous trouverez de nombreuses ressources en ligne sur la sécurité numérique, mais je recommande en tout cas d’utiliser un gestionnaire de mots de passe, l’authentification à deux facteurs, les réseaux privés virtuels (VPN en anglais) et des profils factices pour effectuer vos enquêtes sur les réseaux sociaux. Cette liste de GIJN compile les habitudes à prendre.
15. La sensibilisation aux traumatismes
La sensibilisation aux traumatismes est souvent négligée, mais c’est peut-être l’aspect le plus important de la réalisation d’enquêtes sur des crimes de guerre, puisque ce genre de travail demande de longues heures de recherche d’images extrêmement dures en ligne. Pensez à prendre des pauses et des congés réguliers, à discuter ouvertement de l’impact de votre travail avec vos collègues et à désactiver le son lorsque vous visionnez des vidéos de meurtres.
Ce travail peut traumatiser. Dans le cadre de ma recherche doctorale j’ai interrogé 30 experts de la recherche en sources ouvertes : 90% d’entre eux m’ont signalé des impacts sur leur santé mentale, notamment des cauchemars, de l’insomnie, de la dépression, de l’anxiété, un isolement social, voire des troubles encore plus graves comme le trouble de stress post-traumatique (TSPT) et des pensées suicidaires. Ceux qui supervisent ce genre d’enquêtes doivent venir en aide aux journalistes affectés et former le personnel à une plus grande résilience. Quant aux pigistes, ils doivent s’autoréguler et s’assurer qu’ils ont accès à un soutien psychologique. Des études montrent que les journalistes qui mènent ces enquêtes ont généralement une très grande tolérance aux images d’actes violents et sont naturellement résilients, ils ont donc juste besoin d’un environnement favorable pour faire leur travail dans les meilleures conditions.
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Manisha Ganguly est journaliste d’investigation et documentariste. Elle produit actuellement des documentaires numériques pour la cellule investigation du BBC World Service. Le magazine Forbes l’a citée dans sa liste annuelle des personnalités médiatiques de moins de 30 ans. Ses documentaires ont remporté des prix internationaux et ont été diffusés à plus de 300 millions de téléspectateurs à travers le monde.