Plaintes pour diffamation ou pour propagation de fausses informations… Les procédures bâillons à l’encontre des journalistes se généralisent dans le monde. Alors que l’UE envisage de légiférer, cet article explique comment résister aux procédures bâillons quand on est journaliste.
Depuis 2016, Nestor Nga Etoga a comparu presque 100 fois devant les tribunaux, autant de temps en moins à consacrer à ses enquêtes.
Le journaliste, qui est basé au Cameroun, a fait état de potentielles violations des droits du travail et des droits humains par une entreprise forestière internationale. La société a réagi en déposant plainte pour diffamation et pour propagation de fausses informations. Ces poursuites ont accaparé Nestor Nga Etoga ces cinq dernières années.
“Ces procès ont naturellement provoqué une souffrance psychologique aiguë, caractérisée par une angoisse permanente, et ont inquiété mes proches, ma femme comme mes six enfants”, nous confie-t-il dans un mail. “Il y a la fermeture de mon hebdomadaire d’investigation Le Renard et la mise au chômage technique de tout son personnel, la réduction du temps que je suis en mesure de consacrer aux enquêtes de terrain, la perte de revenus professionnels, et la rupture de mes contrats.”
Nestor Nga Etoga dit avoir dépensé l’équivalent d’environ 35 400 dollars américains en frais juridiques. Son expérience n’est pas unique. Les procédures stratégiques contre la mobilisation publique (“strategic lawsuits against public participation”, ou SLAPPs, en anglais), autrement dit les procédures bâillons, sont une menace grandissante pour les journalistes du monde entier.
“Un peu partout, on voit de plus en plus de puissants, entreprises comme agents publics, tenter de censurer le débat public sur des questions d’intérêt général via des procédures judiciaires, notamment pour diffamation”, analyse Dario Milo, avocat spécialiste du droit des médias basé en Afrique du Sud et membre du groupe d’experts de l’Union européenne sur les procédures bâillons.
Un rapport du Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l’Homme s’intéressant aux procédures bâillons de janvier 2015 à mai 2021 révèle que ces poursuites sont particulièrement fréquentes en Amérique latine et en Asie. En outre, près des deux tiers de toutes les procédures portaient sur des accusations pénales.
Ces poursuites visant à intimider les journalistes sont de plus en plus souvent le fait d’entreprises industrielles (minières, agricoles et forestières), révèle le rapport, ce qui met sous pression les journalistes qui couvrent l’environnement et les droits humains.
Joanna Connolly, juriste chez Media Defence à Londres, a constaté les mêmes problèmes.
“Nous avons l’impression d’avoir affaire à un mode opératoire systématique”, avance-t-elle. C’est particulièrement vrai au Royaume-Uni, où le droit en matière de diffamation met la charge de la preuve sur le prévenu. “L’efficacité de cette manœuvre la rend de plus en plus courante. Ainsi, à Londres, il y a des cabinets d’avocats entièrement consacrés aux procédures en diffamation. C’est un modèle commercial pour les avocats, et une solution de facilité pour ceux qui enclenchent ces poursuites.”
Le vécu des journalistes Ana Poenariu et Suchanee Cloitre, comme celui de Nestor Nga Etoga, étaye ces conclusions.
Suchanee Cloitre a cherché à vérifier les témoignages de travailleurs birmans qui disaient avoir été maltraités dans un élevage de poules en Thaïlande. La justice a ouvert une enquête pour des suspicions d’esclavagisme dans la ferme. Lorsqu’un tribunal du travail a accordé aux travailleurs 1,4 million de bahts thaïlandais (43 370 dollars), elle a retweeté la nouvelle en annonçant que des travailleurs avaient eu gain de cause dans une “affaire d’esclavagisme”.
“Le propriétaire de la ferme n’a pas aimé lire cela ; il a donc déposé plainte pour diffamation auprès du tribunal local”, raconte Suchanee Cloitre dans un mail.
Suchanee Cloitre a d’abord été condamnée à deux ans de prison. Une cour d’appel a rejeté la décision, mais la journaliste attend désormais la décision de la Cour suprême thaïlandaise. Avec 49 procédures bâillons ces cinq dernières années, la Thaïlande est le leader mondial dans ce domaine, selon le Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l’Homme.
Suchanee Cloitre nous confie que ce dossier, qui la hante, l’a amené à douter de ses talents de journaliste.
“J’avais peur”, écrit-elle. “Je me demandais comment cela pouvait se produire, étant donné que je suis journaliste et que je n’ai aucun grief contre le propriétaire. J’étais d’ailleurs enceinte à ce moment-là, donc j’étais très émotive et j’ai eu très peur.”
Ana Poenariu, qui est Roumaine et travaille au sein de RISE Project, organisation membre de GIJN, est visée par une plainte en diffamation pour un montant de 500 000 € (590 000 dollars). Cette procédure est survenue après qu’elle ait révélé qu’une société privée roumaine, BSG Business Select, et sa propriétaire, Simona Cuilavu, auraient acheté des masques anti-Covid défectueux à une entreprise en Turquie, puis les auraient revendus à profit à une société étatique.
Un tribunal a statué en faveur d’Ana Poenariu en juillet, mais BSG et Simona Cuilavu peuvent faire appel de cette décision.
Elle déclare : “C’est stressant quand on voit que les gens demandent un demi-million d’euros. Tu te dis : ‘Oulah, je n’aurai jamais de quoi payer.’”
Ana Poenariu précise qu’il y a de plus en plus de procédures bâillons en Roumanie.
Anatomie d’une procédure bâillon
Le concept de procédure bâillon n’est pas facile à définir, ce qui représente un défi pour les tribunaux, les avocats et les journalistes, selon Joanna Connolly.
Ces procédures se distinguent souvent par un déséquilibre entre le pouvoir du plaignant et celui du journaliste. Les plaintes visent souvent des dommages et intérêts disproportionnés, accumulent les requêtes préalables au procès afin d’augmenter les frais de justice et cherchent à être traitées dans le pays dont le système judiciaire leur sera le plus avantageux.
Menaces et intimidation sont également monnaie courante. “Si la plainte est sans fondement, [ils] s’en prennent à la journaliste à titre personnel et non pas professionnel – précisément pour l’intimider”, selon Joanna Connolly.
Ce fut le cas du procès Mineral Sands vs. Reddell. Dans sa décision datée de février 2021, le tribunal sud-africain a qualifié la plainte de la société minière australienne contre des avocats et des militants environnementaux de procédure bâillon.
“Les sociétés minières réclament des dommages et intérêts sans commune mesure avec le prétendu grief ; les parties poursuivies en justice auraient grand mal à s’en acquitter”, a ainsi déclaré la juge du Cap-Occidental, Patricia Goliath, dans son jugement. “Ils ont engagé cette procédure tout en sachant qu’ils n’avaient aucune chance d’obtenir les dommages et intérêts réclamés.”
Dario Milo, l’un des avocats de la défense, explique que le procès a beau ne pas être terminé, ce jugement va peser sur les procédures bâillons.
“C’est une décision importante. Sans conclure qu’il s’agit d’une procédure bâillon – cette question sera tranchée par le juge de première instance – [elle] indique clairement que ce type de défense est recevable dans le droit sud-africain”, précise-t-il.
Combattre les procédures bâillons
Comme Suchanee Cloitre, Ana Poenariu explique avoir traversé des périodes difficiles pendant la procédure bâillon qui la visait.
“On commence à se demander : Pourquoi t’infliges-tu cela ?”, raconte-t-elle. “Non pas parce qu’on doute de ce qu’on a écrit, mais parce qu’on commence à se poser des questions sur sa vie, parce qu’on ne comprend pas pourquoi les gens agissent ainsi.”
Elle a fini par conclure que son travail est d’intérêt public, et qu’elle n’arrêtera pas.
“Je vais continuer, peu importe s’ils déposent plainte”, assure Ana Poenariu. “C’est vraiment important. Il en va du droit des citoyens à l’information, quel que soit le parti, le régime politique, le dirigeant. C’est notre responsabilité.”
Dario Milo partage cet avis : selon lui, ces poursuites ne devraient pas décourager les journalistes.
“Le conseil le plus important est de ne pas se laisser intimider, autrement la procédure bâillon aura atteint son objectif”, explique-t-il. “Les journalistes menacés de poursuites ou qui font l’objet de telles plaintes doivent s’entourer de bons avocats en mesure de contrer ces procédures bâillons.”
Ana Poenariu souligne également l’importance d’avoir des avocats qui comprennent le journalisme. Elle conseille aux journalistes de trouver “un bon avocat qui prend le temps de lire votre enquête, d’examiner les documents et de discuter du problème avec vous”.
C’est en premier aux États-Unis dans les années 1980 qu’on s’est rendu compte que les procédures bâillons représentaient une menace à la liberté d’ expression. Deux professeurs de droit américains ont inventé l’acronyme anglais SLAPP pour caractériser ces plaintes. L’inquiétude suscitée par ces poursuites n’a cessé de croître, ce qui a conduit plusieurs dizaines d’états américains à adopter des lois visant à enrayer les plaintes dont l’objectif est de bâillonner les journalistes.
Aujourd’hui, 31 états disposent de lois anti-SLAPP permettant aux personnes visées de demander le rejet rapide de la plainte et le remboursement de leurs frais d’avocat. Des lois semblables sont également en vigueur dans les provinces canadiennes de la Colombie-Britannique et du Québec, ainsi que dans un territoire australien. Certains états américains, tels que la Californie, autorisent les défendeurs à intenter une action en justice, dite “SLAPPback”, contre la personne à l’origine de la procédure bâillon afin de recouvrer des dommages et intérêts pour emploi abusif de l’appareil judiciaire. Les dommages peuvent être considérables.
Mais les exemples de législateurs qui font reculer ces méthodes bâillons restent rares.
“Bien que des lois anti-SLAPP existent dans plusieurs pays, aucun État membre de l’Union européenne n’a jusqu’à présent promulgué de règles ciblant les procédures bâillons”, constate un rapport de 2021 signé par 60 organisations européennes et internationales de défense des droits civiques et des droits humains.
Joanna Connolly dit travailler, avec d’autres, à la composition d’un réseau d’avocats dans l’UE prêts à conseiller bénévolement les journalistes visés par des procédures bâillons. Une autre solution sur laquelle travaille son organisation consiste à faire circuler des listes d’individus et d’organisations qui déposent ce genre de plaintes. Selon le Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l’Homme, c’est Thammakaset, une entreprise basée en Thaïlande, qui a le plus souvent enclenché des procédures bâillons : 31 en cinq ans. Inversiones Los Pinares, au Honduras, termine deuxième avec 22 plaintes.
“Nous voyons certaines personnes qui tentent de contre-attaquer”, remarque Joanna Connolly au sujet de la montée du militantisme anti-SLAPP. “Qui tentent vraiment de faire connaître et de dénoncer ces procédures outrancières.”
Une autre méthode consiste à former les journalistes – en particulier les pigistes ou ceux qui travaillent au sein de médias de petite taille – sur leurs droits, afin qu’ils ne soient pas intimidés par des lettres menaçant de poursuites ou par le dépôt de plaintes.
“Si vous êtes un média de petite taille ou un pigiste, avoir sous la main une liste de choses à faire avant publication [pour être sûr de ne sauter aucune étape importante] peut être rassurant au moment de recevoir une lettre vous avisant du dépôt d’une plainte bâillon. Cela vous arme pour la suite”, selon Joanna Connolly.
En juin dernier, un groupe de travail du Parlement européen a préparé une directive ciblant les procédures bâillons et recommandé son adoption et son intégration au droit européen. Ce texte définit un “procès abusif nuisant à la participation au débat public” de la manière suivante :
“Une plainte qui découle de la participation au débat public d’un défendeur sur des sujets d’intérêt public et qui est dépourvue de fondement juridique, est manifestement infondée ou se caractérise par des éléments indiquant un mépris des droits ou des règles procédurales, et emploie ainsi l’appareil judiciaire à des fins autres que l’exercice d’un droit.”
Le projet de directive de l’UE établit un cadre pour rejeter les procédures bâillons avant que la partie poursuivie en justice ne perde du temps et de l’argent à se défendre. Ce texte est comparable aux textes de lois dans de nombreux endroits aux États-Unis. De même, en Afrique du Sud, Patricia Goliath a cité plusieurs lois américaines dans son jugement sur Mineral Sands.
La création de lois – telles que celle envisagée par l’UE et celles adoptées par certains états américains – est une option, selon Dario Milo, qui rappelle qu’il est important de savoir définir ce qui caractérise une procédure bâillon. Une autre stratégie consiste à créer une défense jurisprudentielle (dans les pays où s’applique le common law) à partir des décisions déjà rendues par les tribunaux contre de telles poursuites, comme dans l’affaire Mineral Sands.
Suchanee Cloitre dit soutenir les lois de lutte contre les procès bâillons, sans lesquelles le public passerait à côté de reportages importants sur les droits de l’Homme.
Les journalistes sont responsables de la qualité de leur travail, mais lorsqu’il s’agit de questions très sensibles, notamment les droits humains, le législateur devrait établir certaines protections fondamentales, selon Suchanee Cloitre. “J’ai dit que j’avais peur. Pensez-y : et si 10 000 journalistes des droits humains dans le monde avaient peur ? Comment fera-t-on entendre les victimes ?”
Ressources complémentaires
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Jared Schroeder est professeur agrégé de journalisme à la Southern Methodist University de Dallas, au Texas. Spécialiste de la liberté d’expression à l’ère de l’intelligence artificielle, du flux incessant d’informations et des débats sur la réglementation des plateformes en ligne, il est l’auteur du livre “The Press Clause and Digital Technology’s Fourth Wave”.