Dans des pays dirigés par des régimes autocratiques, les journalistes d’investigation, en plus d’être persécutés, ont l’impression de ne pas avoir d’impact. Et pourtant si! Voici pourquoi ils doivent continuer d’exercer comme s’ils étaient dans des pays démocratiques et comment ils peuvent profiter des failles du système qui les opprime.
Dans presque tous les pays autoritaires, en plus de subir toutes sortes de harcèlement, les journalistes d’investigation constatent que les gouvernements ignorent tout simplement les révélations accablantes contenues dans leurs articles.
Par exemple, en mai 2021, des journalistes d’investigation en Serbie ont déclaré à GIJN que leurs médias avaient été marginalisés par les autorités au point que “nous publions des enquêtes pour l’avenir, quand il pourrait y avoir un réel impact”, comme l’a déclaré un journaliste.
Mais, lors de la conférence 2021 de RightsCon, “le principal sommet mondial sur les droits de l’homme à l’ère du numérique”, un panel de rédacteurs en chef a suggéré une palette de stratégies d’adaptation pour les journalistes exerçant sous des régimes répressifs similaires à la Serbie. Y compris une stratégie simple mais radicale pour riposter : faire fi de la réalité de non-redevabilité des autorités concernées et agir comme si leurs pays étaient, en fait, démocratiques.
“Comportez-vous comme s’il s’agissait d’une démocratie”, a conseillé Nic Dawes, qui a dirigé des organes de presse en Inde, aux États-Unis et dans son pays natal, l’Afrique du Sud. “Si c’était une démocratie, nous rapporterions ce genre de choses et le ministre serait renvoyé, quelqu’un serait mis en prison ou les comptes bancaires d’un autre seraient saisis. L’une des façons d’entretenir le rêve démocratique est d’agir de cette manière, en tant que journaliste. Cela demande un courage énorme… mais c’est d’une importance vraiment sous-estimée.”
Quelles enquêtes peuvent-elles être considérées comme “ayant eu de l’impact” dans les pays où les mauvais acteurs exposés dans les investigations sont rarement contraints de rendre des comptes ? Pratiquement toutes, selon M. Dawes.
“Nous parlons d'”impact” quand nous sommes heureux de voir l’enquête produire des résultats”, a-t-il déclaré. “Toutefois, il existe un impact beaucoup plus subtil mais puissant dans le simple fait de pouvoir exercer le métier”.
Selon M. Dawes, les journalistes de médias indépendants tels que Mada Masr, en Égypte, opèrent déjà de cette manière, ce qui leur permet d’élever le niveau d’attente de redevabilité dans l’esprit de leurs lecteurs.
Selon Lina Attalah, rédactrice en chef de Mada Masr, cette approche permet également aux journalistes d’éviter l’autocensure dans cet État profondément autocratique et de ne pas négliger des sujets potentiels en pensant que rien ne se passera après leur publication ou diffusion.
Lors d’une session de RightsCon organisée par GIJN – intitulée “face aux défis de l’autoritarisme : maintenir le journalisme d’investigation en vie” – cette stratégie était l’un des nombreux conseils partagés par Dawes, Attalah, et Vinod K. Jose, rédacteur en chef sénior du magazine indien The Caravan. La session a été suivie par 570 journalistes et praticiens des droits humains issus du monde entier.
L’un des principaux enseignements de la discussion est que les petites rédactions indépendantes utilisent une forme de judo journalistique pour affronter les régimes autocratiques géants, en détectant de nouvelles opportunités dans les mêmes tactiques utilisées pour les réprimer.
Par exemple, Mme Attalah a expliqué que les autorités égyptiennes ont utilisé avec succès diverses stratégies pour empêcher Mada Masr de se développer pour devenir un grand média. Mais son équipe et elle ont alors réfléchi à l’avantage journalistique qu’ils pourraient tirer d’une audience plus restreinte. Et ils ont découvert que cela leur permettait d’approfondir leur relation avec la petite communauté. Cette relation a procuré au media des sources loyales et permis de développer une base de donnés d’adresses emails des lecteurs individuels. Et lorsque les autorités égyptiennes ont temporairement fermé le site web de Mada Masr, les journalistes ont pu continuer à partager leurs articles via ces listes d’adresses emails.
“Les avantages de la construction de relations plus profondes se sont développés au moment où notre site web a été bloqué”, explique Lina Attalah. “Nous avons dû recourir à d’autres formes de diffusion, notamment en envoyant notre contenu sous forme de capsules électroniques, comme des bulletins et des condensés de l’actualité.”
Selon Mme Attalah, la collecte de listes d’adresses mails représente une importante stratégie de distribution d’urgence pour les petites rédactions dans les pays autoritaires.
Par-dessus tout, elle considère que le fait de continuer de manière obstinée à publier des enquêtes pointant du doigt les responsabilités – quel que soit leur résultat – est “un acte de maintien de l’espace” dans une période d’érosion des droits.
“J’aime beaucoup l’idée d’agir comme s’il s’agissait d’une démocratie, parce que, psychologiquement, cela nous oblige à affronter nos peurs, à remettre en question nos tendances à l’autocensure et à l’auto-préservation”, a-t-elle déclaré. “Si nous fonctionnons en nous disant que “le ciel est la limite”, nous pouvons faire ce que nous voulons”.
Lina Attalah explique qu’en utilisant cette parade, les journalistes de Mada Masr ont mieux réussi à collecter des données lors de leurs enquêtes, mais qu’ils ont ensuite dû à nouveau “se cacher sous la table” lorsque ces articles étaient publiés. Et même lorsque les autorités ne s’attaquent pas à la corruption révélée, ces articles ont souvent pour effet d’embarrasser ou de “donner mal à la tête” aux fonctionnaires concernés, note-t-elle, ce qui les soumet à leurs propres pressions.
Selon Vinod K. Jose de l’Inde, une autre stratégie importante pour les rédactions persécutées consiste à publier les enquêtes en plusieurs langues, non seulement pour intéresser les communautés régionales et marginalisées, mais aussi pour avoir une longueur d’avance sur les censeurs. Par exemple, The Caravan dispose désormais d’un site web dédié en hindi (une langue locale en Inde).
“Lorsque nous publions un article, nos collaborateurs de la langue régionale – très éloignés de Delhi – s’en emparent et en assurent le suivi, et cela fonctionne”, a-t-il déclaré.
Selon Vinod K. Jose, la couverture continue d’un même sujet peut provoquer une réaction de l’opinion publique qui va influencer une politique gouvernementale injuste. Par exemple, il explique que la vigoureuse opposition de The Caravan à la vente des vaccins COVID-19 sur le marché intérieur – alors qu’ils sont généralement distribués gratuitement dans le monde entier – a conduit à un changement de la politique de vaccination.
Le plus grand défi en Inde est celui de l’État de droit et de la liberté de la presse”, a déclaré M. Jose. “De nombreuses personnes au pouvoir pensent vraiment que ces droits doivent être démantelés”.
Vinod K. Jose a averti qu’une idéologie néofasciste vieille de 95 ans a pris racine au sein de l’élite dirigeante indienne et que les droits des minorités et la liberté de la presse sont désormais directement menacés par le nationalisme hindou.
“Il y existe une vision pour l’Inde qui émane du nationalisme hindou majoritaire, et qui ne tient pas compte de toutes les valeurs inscrites dans la Constitution comme le respect de la pluralité, le respect de la dissidence”, a-t-il expliqué. “Tous les défenseurs des droits de l’homme sont pris pour cible. Beaucoup d’entre nous, y compris nous-mêmes, avons été arrêtés dans des affaires dans lesquelles nous avons été accusés de sédition.”
La modératrice du panel était Sheila Coronel, qui a vu l’ascension de deux dirigeants autocratiques dans son pays natal, les Philippines : Ferdinand Marcos et maintenant Rodrigo Duterte. Sheila Coronel, qui dirige aujourd’hui le Stabile Center for Investigative Journalism de l’Université de Columbia, a dressé un tableau saisissant de la situation mondiale. “La liberté de la presse est au plus bas “, a-t-elle déclaré à l’auditoire, “peut-être depuis les années 1990″.
Lorsque Mme Coronel a demandé ce que les médias peuvent faire pour contrer les faux discours des autocraties et qui se répandent au sujet des journalistes – dans lesquels ils sont labélisés d’”ennemis”, de “fake news” ou “presse-titués” – Nic Dawes a répondu que les journalistes devraient décrire leur propre réalité de la même manière qu’ils le font pour d’autres sujets : en rétablissant et en démontrant les faits.
“Nous devons à la fois dire et montrer notre alignement sur les principes fondamentaux de la démocratie et des droits de l’homme – et le faire dans notre travail”, a-t-il déclaré.
Selon Mme Attalah, Mada Masr montre son véritable rôle – et contrecarre les diffamations telles que “agents occidentaux” ou même “terroristes” – en contextualisant sans relâche les faits que l’équipe met au jour.
“Beaucoup de gens alignés avec ceux qui sont au pouvoir nous considéraient comme l’ennemi mais, de plus en plus, nous attirons l’attention de personnes qui se considèrent politiquement en désaccord avec nous, mais qui sentent que c’est un site qui a des informations solides et qui pratique du journalisme professionnel”, a-t-elle déclaré.
Compte tenu des enjeux élevés en matière de droits de l’homme dans les sociétés autoritaires, Mr Dawes a déclaré que les rédactions doivent s’attacher à répondre aux besoins de leurs publics opprimés en matière de droits.
“L’adhésion à nos propres normes et identités professionnelles a parfois pris le pas sur notre allégeance aux libertés fondamentales et aux droits de l’homme, et sur l’amélioration du sort des personnes que nous servons”, a-t-il noté.
M. Dawes déclare également que la tenue de réunions éditoriales ouvertes aux communautés marginalisées peut contribuer à instaurer la confiance dans toute société.
Nic Dawes a suggéré que les journalistes – qui ont l’habitude de restreindre leur vision sur les sujets et les thèmes – doivent prendre du recul et considérer le paysage civique, comme le font les groupes de la société civile. “La société civile a, à bien des égards, été plus attentive que les journalistes à la convergence des menaces qui conduisent à la fermeture de l’espace civique”, a-t-il déclaré.
Ces menaces comprennent les technologies de surveillance invasives, la diabolisation populiste de la presse et les attaques contre toutes les institutions de contrôle ou de veille – et ces tendances apparaissent dans tous les types de société, quel que soit leur statut démocratique, a observé M. Dawes.
“Nous devons comprendre les points communs qui existent entre les sociétés profondément répressives comme l’Égypte, les pays où la répression s’intensifie rapidement comme l’Inde, et des pays comme les États-Unis ou le Brésil”, a-t-il déclaré. “Les dirigeants ont l’intention de stigmatiser les institutions qui demandent des comptes- en particulier la presse. Nous le voyons aux Philippines, avec l’utilisation des outils numériques pour amplifier ces messages à travers des réseaux de trolls hyper-partisans ; nous voyons la propagation et la disponibilité de puissants outils de surveillance partout, d’Israël à l’Inde et aux États-Unis, qu’il s’agisse de logiciels malveillants distribués par des groupes WhatsApp ou des installations étatiques.”
Malgré tous les défis, les rédacteurs en chef et membres du panel ont fait part de leur optimisme quant aux jours meilleurs à venir et ont affirmé qu’ils continueront à trouver des moyens de s’adapter, en utilisant, souvent contre lui-même, les tactiques maladroites d’un régime. Lorsque des gouvernements à l’esprit autoritaire tentent d’ignorer des rédactions comme Mada Masr et The Caravan, les journalistes répondent en ignorant la bas niveau de redevabilité de ces États – et les obligent au contraire à respecter des normes constitutionnelles et internationales qui n’ont pas encore disparu de l’esprit de leur population.
Les qualifiant de “gardiens de la tradition du chien de garde, repoussant les attaques des régimes autocratiques”, Sheila Coronel a demandé aux panélistes ce qui les rend optimistes pour l’avenir.
“Le fait de travailler chaque jour avec des personnes comme Lina et Vinod, et des collègues en Afrique du Sud, au Brésil, aux Philippines, qui maintiennent ce travail en vie”, a répondu Nic Dawes. “Et contribuer à faire face aux défis qui se posent ici aux États-Unis – l’effort pour reconstruire le journalisme local et remobiliser les communautés autour du journalisme. Tant à l’échelle mondiale que locale, ce riche maillage de capacités est tout simplement passionnant et inspirant.”
Mme Attalah a déclaré que même les petites réussites dans la restauration de la pensée critique constituent la promesse d’un avenir plus responsable.
“Nous vivons à une époque cruciale de déficit institutionnel en termes de société civile”, a-t-elle déclaré. “Ainsi, cette aventure de création et de mise en place de cette institution [de Mada Masr] aux côtés de collègues qui partagent des valeurs progressistes est quelque chose qui me donne un immense espoir, que, dans les moments les plus sombres, la promesse de penser de manière critique, de s’organiser, d’affronter les réalités que nous n’aimons pas, est tout à fait possible.”
Vinod K. Jose a déclaré qu’il avait déjà remarqué une résurgence du courage éditorial, même de la part des médias traditionnels de l’Inde, suite à la mauvaise gestion par le gouvernement de la pandémie de COVID-19. “Il y a beaucoup de mérite à travailler avec des personnes plus jeunes, et des diplômés des écoles – nous devons passer le flambeau, et nous devons être optimistes”, a-t-il déclaré.
S’exprimant peut-être au nom de nombreux journalistes – et dans les limites pratiques de la répression – M. Jose a résumé l’avenir de la manière suivante : “Je pense que nous maintenons le feu brûlant pour la démocratie en étant simplement nous-mêmes.”
Pour en savoir plus sur RightsCon2021, et pour regarder les sessions de la conférence de cette année, consultez la chaîne YouTube d’AccessNow.
Ressources supplémentaires
Quand les autocrates attaquent : Comment les journalistes du monde entier se défendent
Comprendre le manuel de jeu de l’autoritarisme : Conseils pour les journalistes
Webinaire GIJN : Enquêter sur l’autocratie
Rowan Philp est reporter pour le GIJN. Rowan était auparavant le reporter en chef du Sunday Times d’Afrique du Sud. En tant que correspondant à l’étranger, il a fait des reportages sur l’actualité, la politique, la corruption et les conflits dans plus d’une vingtaine de pays à travers le monde.