Mener une enquête majeure jusqu’au bout est une bonne chose. Réussir à la promouvoir pour obtenir un impact et qu’elle domine durablement l’actualité est encore mieux. Seulement, ce n’est pas toujours facile. Des experts partagent des astuces pour y parvenir.
Lorsque les journalistes du Daily Maverick d’Afrique du Sud ont réalisé qu’ils détenaient un scoop majeur sur la corruption en 2019, ils ont décidé qu’ils n’allaient pas laisser l’enquête et son impact disparaître après 24 heures.
Au lieu de cela, l’équipe de rédaction a planifié des campagnes marketing, multimédia et éditoriales autour de ce scoop, y compris des interviews à la radio et à la télévision pour le reporter, une promotion sous forme de thread sur Twitter, des animations Google Earth Studio en vidéo ; et l’envoi de l’enquête aux abonnés de la newsletter (en exclusivité), avant de la révéler au monde entier.
L’enquête principale – qui a révélé que le leader du troisième plus grand parti politique d’Afrique du Sud a acheté des produits de luxe avec des fonds pillés dans une banque communautaire – n’a pas seulement attiré de nouveaux visiteurs et des centaines de milliers de pages vues. Selon le PDG Styli Charalambous, elle a donné naissance à une douzaine d’articles connexes qui ont dominé l’actualité pendant un mois et ont été permis d’accroître les adhésions.
Lors d’un webinaire sur l’engagement de l’audience organisé par GIJN et le Media Development Investment Fund, Charalambous, la consultante en médias numériques Yasmin Namini et la directrice du développement numérique de GIJN Rossalyn Warren, ont partagé des conseils et des ressources sur la façon d’engager l’audience en maximisant la portée des enquêtes.
“L’une des grandes frustrations du journalisme d’investigation d’aujourd’hui est de passer des semaines, des mois ou des années à travailler sur une enquête importante, puis de ne pas toucher assez de gens, ou de ne pas voir d’impact conséquent en découler “, déclare Emily Goligoski, directrice principale de la recherche d’audience à The Atlantic, qui a servi de modératrice.
Namini formule clairement une première solution contre cette frustration avec cette évidence, largement attribué à Jonathan Perelman lorsqu’il travaillait chez BuzzFeed : “Le contenu est roi, mais la distribution est reine – et c’est elle qui porte la culotte.”
Précédemment chargé des revenus de la version numérique du New York Times, Namini affirme que des newsletters d’information captivantes et faciles à lire qui habituent les lecteurs à revenir sur le site, sont au cœur de toute bonne stratégie d’engagement.
“Plus vos lecteurs sont engagés, plus la corrélation est forte avec l’accroissement des abonnements, des adhésions, des dons”, explique Namini. “Amenez les gens à s’habituer non seulement à recevoir vos bulletins d’information, mais aussi à cliquer dessus et à les utiliser comme moyen d’interagir avec votre contenu. Mais la direction est plus importante que la vitesse : penser à ce que votre newsletter va générer, est plus important que de la diffuser.”
Mais le conseil principal de Namini est que l’engagement du public devrait faire partie du travail de chaque personne au sein d’une organisation journalistique – qu’il s’agisse d’un journaliste, d’un concepteur de site web, d’un rédacteur ou d’un ingénieur en logiciel.
“Quel que soit votre fonction, chaque jour, demandez-vous : qu’est – ce que je peux faire pour encourager nos visiteurs à faire une action de plus – à cliquer sur une page de plus ; à lire un article de plus ; à écouter un podcast de plus”, dit-elle. Si vous êtes ingénieur, vous pourriez vous demander : qu’est-ce que je peux faire pour appliquer cette stratégie du “un de plus”… Une réponse évidente est le temps de chargement des pages : si vos pages se chargent lentement sur un smartphone, les gens passent à autre chose.”
Les autres conseils de Namini en matière d’engagement sont les suivants :
- Mesurez l’engagement de votre public. Mesurez l’engagement de votre public en fonction du caractère récent, de la fréquence et du volume de ses visites sur votre site. “Si vous ne pouvez pas les mesurer tous les trois, choisissez-en un que vous pouvez mesurer”, dit Namini. “Généralement, c’est le volume. Puis, essayez d’améliorer ce paramètre au fil du temps.”
- Affinez votre newsletter. Améliorez la stratégie et la conception de votre newsletter en vous inscrivant au guide “Not a Newsletter“, de Dan Oshinsky, ancien directeur des newsletters de The New Yorker et de BuzzFeed. “Une autre ressource fantastique est le site newsletterguide.org – avec beaucoup de bonnes ressources, y compris des modèles de newsletters open source qui vous permettront de lancer très facilement des newsletters si vous ne l’avez pas déjà fait”, dit-elle.
- Employez une stratégie “un de plus”. Une stratégie d’engagement “un de plus” – conçue pour inciter chaque lecteur à effectuer au moins une action supplémentaire sur le site. Cela peut inclure des bulletins d’information plus captivants, des alertes sur les dernières nouvelles – en particulier sur de nouvelles enquêtes, des procédures pour s’inscrire facilement au bulletin d’informations, des encadrés de type “listes” et des canaux d’échanges avec les lecteurs. Et complétez les articles actuels par des liens vers des articles antérieurs.
- Ne partagez pas votre liste d’adresses électroniques. Ne risquez pas de perdre la confiance en partageant ou en exposant vos listes d’adresses électroniques à des tiers. “La confiance est difficile à gagner, mais facile à perdre”, dit-elle. “Il est vraiment important que, lorsque nous demandons aux gens de s’inscrire à nos newsletters, nous ne vendions pas cette liste ou ne l’utilisions pas à mauvais escient.”
- Expérimentez. Testez des idées et des options pour un meilleur engagement. “Lorsque vous avez une idée ou une réflexion sur quelque chose qui pourrait améliorer l’engagement, considérez-la comme une hypothèse et mettez-la dans ce format : parce que nous avons observé A, changer B causera C. Nous attendons un effet D “, dit-elle. “Commencez par des tests très simples – ‘Quel type de titre génère le plus de trafic ?’. Vous pouvez tester les titres en objet de vos newsletters et de vos mails – le jour de la semaine et l’heure à laquelle vous expédiez les newsletters font une grande différence.” Selon Namini, même la couleur, l’emplacement et la formulation des “appels à action” du type “Cliquez ici pour faire un don ou vous abonner” – font une différence et peuvent être facilement testés.
- Utilisez les tests A/B. Commencez les tests A/B avec les versions gratuites d’outils open source comme Google Analytics et Google Optimize. Pour des tests A/B avancés – y compris des tests de titres en temps réel – envisagez des outils payants comme Chartbeat.
Selon M. Charalambous, l’enquête du Daily Maverick sur la corruption a déclenché l’un des meilleurs mois de l’organisation en matière de conversion de lecteurs et d’abonnés en membres.
“Ce que nous avons fait différemment ici, c’est que nous avons pris le temps de planifier”, dit-il. “Nous avons planifié la façon dont nous allions maximiser ce travail et nous nous sommes assurés que le marketing autour de cet article lui assurerait une durée de vie et qu’il dominerait l’actualité pendant plus d’un jour, contrairement à ce qui se faisait dans le passé.”
Pour maximiser l’impact des enquêtes, Charalambous dit que Daily Maverick ajoute une série d’objectifs auxiliaires à l’objectif principal, qu’il définit comme “la défense de la vérité et de la responsabilité”. Ces objectifs supplémentaires consistaient à utiliser l’enquête pour faire connaître le média (sa marque) à de nouveaux publics, à augmenter le nombre d’adhérents, à maximiser la portée de l’audience et à diffuser l’enquête par les moyens appropriés.
Les stratégies de Daily Maverick pour la promotion de l’enquête incluent :
- Envoyer l’article à tous les abonnés. Ils ont envoyé l’intégralité de l’article à tous les abonnés de la newsletter sous la forme d’une alerte qu’ils appellent “Scorpio Scoop”, quelques heures avant la publication en ligne. “Cela a vraiment permis de créer un buzz supplémentaire autour de l’article, et de nombreux journalistes et médias (externes) figurent sur cette liste”, explique-t-il. “Cela nous a également permis d’offrir un traitement de faveur à notre base d’abonnés, en sachant qu’ils ont reçu le contenu avant tout le monde.”
- Mettre en place une campagne ciblée dans les médias grand public. La rédaction a planifié une campagne de relations publiques ciblée, notamment en organisant des interviews à la radio et à la télévision pour la reporter, Pauli van Wyk.
- Promouvoir l’enquête sous forme de thread sur Twitter. “Un excellent exemple : ProPublica fait un excellent travail en créant des fils Twitter autour de ses articles d’investigation et en les partageant sur différents canaux”, ajoute Charambalous.
- Utiliser le référencement pour la recherche et les médias sociaux. Le Daily Maverick a utilisé des titres adaptés au référencement (SEO) pour assurer la reprise sur les moteurs de recherche et les médias sociaux. “Beaucoup d’entre nous utilisent WordPress et des plugins comme Yoast pour maximiser les avantages du référencement, car bien souvent, le titre utilisé pour l’article ne rentre pas dans les petits widgets ou espaces disponibles dans les aperçus de recherche”, explique-t-il.
- Articles de suivi de l’enquête. L’équipe a planifié 11 articles de suivi et des tribunes connexes sur le site au cours du mois suivant.
- Utiliser Google Earth Studio. Ce service permet d’animer des images satellites. “C’était notre première expérience avec Google Earth Studio, qui a vraiment enrichi l’histoire”, explique-t-il.
Dans une analyse frappante, l’équipe a constaté que la douzaine d’articles associés à l’enquête a dominé le trafic total des lecteurs du site dans les trois segments d’engagement du public pendant un mois complet – et en particulier dans le groupe des “plus engagés”, où ils représentaient 12 des 16 articles les plus lus sur le site. Tout cela dans un quotidien en ligne qui publie régulièrement des nouvelles, des articles, des tribunes et du sport.
En ce qui concerne la diffusion sur les plateformes de médias sociaux, Rossalyn Warren de GIJN, s’est référée à la fiche de conseils détaillée qu’elle a produite plus tôt en mars sur l’optimisation des médias sociaux pour l’engagement du public.
Elle a mis en garde les médias qui ont tendance à sauter sur chaque nouvelle plateforme de médias sociaux qui apparaît.
“En termes de plateformes, vous n’avez pas besoin d’être partout et de vous éparpiller”, dit-elle. “Ne courez pas après les plateformes. Vous n’avez pas besoin de courir après le dernier gadget flambant neuf. Selon l’endroit où vous vous trouvez dans le monde, il peut être judicieux de n’avoir qu’une chaîne Telegram et votre site web.” Son conseil clé : “La première étape consiste à déterminer qui est votre public, et où il se situe en ligne.”
Selon elle, compte tenu du “bruit” et de la quantité de contenus sur Internet, les rédactions doivent trouver activement des moyens d’atteindre et d’impliquer leur public, et réfléchir avec soin et créativité aux titres, aux vignettes et au texte à partager dans leur publications sur les médias sociaux.
Par exemple, Rossalyn Warren conseille aux organisations d’éviter de répéter les titres des articles dans le texte qui accompagne les articles sur les réseaux sociaux. “C’est un gaspillage d’espace”, dit-elle. “Vous avez l’occasion d’ajouter un contexte ou des informations dans le texte de partage ; pourquoi répéter le titre ?”.
Selon Rossalyn Warren, il est utile de réfléchir aux plateformes en fonction de l’interactivité qu’elles offrent, notamment : la communication unidirectionnelle, comme les bulletins d’information ou les diffusions WhatsApp; les plateformes de conversation unidirectionnelle avec des commentaires du public, comme YouTube ; ou les plateformes de médias sociaux interactifs, comme Instagram Live, qui nécessitent qu’un membre de l’équipe réponde rapidement.
“J’aime penser au lancement de chaque enquête comme s’il s’agissait du lancement d’un livre – investissez -vous à fond chaque fois et pensez stratégiquement à la meilleure façon de distribuer cette œuvre,” déclare-t-elle.
Warren préconise également d’examiner les plateformes en termes de ce qu’elles peuvent réellement faire, plutôt que de ce pour quoi elles sont connues.
“Ce n’est pas parce que Twitter est excellent pour partager beaucoup de liens que vous ne pouvez pas également utiliser Twitter comme outil de narration”, dit-elle. “Ou, par exemple, ce n’est pas parce qu’Instagram est une plate-forme visuelle que vous ne pouvez pas l’utiliser pour l’audio – en fait, c’est vraiment efficace pour les clips audio. En bref : comment allez-vous vous assurer que votre travail empêche les gens de défiler sans s’arrêter ? Nous plaisantons toujours en disant que “les gens ne font que lire les gros titres” – eh bien, c’est parfois le cas, et les gros titres sont une partie si importante de la façon dont les gens consomment l’information à l’ère moderne.
Lectures complémentaires
Maximiser les médias sociaux dans votre Rédaction : Une fiche de conseils sur la distribution et l’engagement des audiences
Ressources GIJN : Engagement de l’audience et revenus
Au-delà du coup d’œil: Comment le journalisme peut bénéficier de l’engagement de l’audience
Rowan Philp est Reporter pour le GIJN. Rowan était auparavant grand reporter du Sunday Times d’Afrique du Sud. En tant que correspondant à l’étranger, il a couvert l’actualité, la politique, la corruption et les conflits dans plus d’une vingtaine de pays.