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Graffiti en soutien au mouvement suprémaciste blanc américain Rise Above, photographié par Michael Colborne de Bellingcat à Belgrade, en Serbie. Photo: courtoisie de Bellingcat.
Lors d’un webinaire de GIJN intitulé “Investigating the Radical Right : A Global Perspective” (Enquêter sur l’extrême droite à travers le monde), quatre journalistes spécialistes des enquêtes sur les groupes extrémistes haineux ont partagé leurs conseils et bonnes pratiques sur la façon de suivre l’activité de ces militants.
Jane Lytvynenko est intervenue aux côtés de Vinod K. Jose, rédacteur en chef du magazine indien de journalisme narratif The Caravan, Michael Colborne, contributeur du média d’investigation à but non lucratif Bellingcat, qui s’intéresse aux groupes d’extrême droite en Europe centrale et en Europe de l’est, et Will Carless, qui couvre l’extrémisme pour USA Today.
Bien qu’il s’agisse d’une menace sérieuse pour la démocratie et les médias, les panélistes se sont accordés à dire que la bonne nouvelle pour les journalistes d’investigation est que les militants d’extrême droite “ne sont pas si malins” quand il s’agit de couvrir leurs traces numériques.
Les mauvaises nouvelles : la couverture médiatique peut involontairement amplifier leur message, les journalistes risquent d’être harcelés ou agressés, et les données officielles sur ces groupes sont généralement si pauvres que les journalistes ne peuvent s’appuyer que sur leurs propres recherches.
“Ces groupes sont présents dans le monde entier. Il s’agit de suprémacistes blancs, de gangs néofascistes, de fondamentalistes religieux, et même de clubs de beuverie et de fight clubs fascistes”, explique Will Carless, qui a animé cet événement. “Ils se développent numériquement, idéologiquement et financièrement. Mais on connaît peu leurs réseaux. Les journalistes d’investigation ont vraiment un train de retard dans ce domaine.”
Voici les conseils de Will Carless :
- À vous d’être l’expert : “Soyez très prudent, même quand vous vous appuyez sur des sources établies pour définir les groupes et les individus que vous suivez”, dit-il. “Une grande partie des informations qui circulent sur ces personnes sont tout simplement fausses.” Une source précieuse qu’il recommande : The International Network for Hate Studies.
- Ne lésinez pas sur la cybersécurité : Étant donné le risque accru de harcèlement et de doxxing (publication malveillante d’informations telles que les adresses personnelles, les numéros de téléphone et les adresses électroniques) de la part des groupes d’extrême droite, il est crucial de suivre méticuleusement les protocoles de sécurité numérique, comme ceux énumérés dans la fiche de conseils de sécurité numérique publiée par Will. Carless.
- N’ayez pas peur des critiques : “Je couvre principalement l’extrême droite, mais je peux honnêtement dire que la plupart des attaques que je reçois viennent de l’extrême gauche — j’ai été harangué sur Twitter pour avoir interviewé des extrémistes, et décrié pour avoir suggéré que même les terroristes sont des êtres humains”, raconte Will Carless. “Notre capacité à transmettre des informations de manière précise et juste à notre public est limitée dès lors que nous cédons à un groupe de pression politique qui cherche à nous ridiculiser ou à nous minimiser. Ce qui se produira inévitablement.”
Vinod K. Jose, de The Caravan, a bien résumé les caractéristiques qui unissent ces groupes d’extrême droite, en apparence si différents, à travers le monde : “En bref, l’extrême droite déteste la démocratie. Elle est hostile à la diversité et au consensus. Elle poursuit souvent des objectifs civilisationnels, plutôt que des objectifs politiques temporaires.”
Le magazine a couvert, en profondeur, la montée et l’impact violent du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’organisation hindou-nationaliste la plus puissante d’Inde.”C’est probablement l’un des sujets les plus difficiles à traiter en termes de sécurité”, explique Vinod K. Jose. “J’ai perdu un ami rédacteur en chef il y a quelques années. Au sein de The Caravan, une collègue a été harcelée et deux autres collègues ont été attaqués. Quand l’extrême droite est au pouvoir, cela leur donne de plus grands moyens.”
Les conseils de Vinod K. Jose sont les suivants :
- S’intéresser au réseau au-delà de l’organisation. Vinod K. Jose a noté que le RSS compte au moins 60 organisations affiliées, ainsi que des liens avec des groupes d’extrême droite en Europe de l’Est et aux États-Unis.
- Archivez les documents juridiques et papiers personnels. “Cela vous aidera plus tard, pour votre défense juridique au minimum,” précise-t-il.
- N’oubliez pas l’histoire de ces groupes. “Cela peut sembler un exercice académique, mais il est nécessaire de comprendre l’histoire et le contexte de l’émergence de ces groupes pour se faire une idée de leurs objectifs à long terme”, explique-t-il.
Si la désinformation est utilisée par tous les groupes idéologiques, Jane Lytvynenko de BuzzFeed indique qu’elle sert de véritable arme pour les groupes d’extrême droite. “La désinformation est utilisée pour recruter et radicaliser à travers le monde”, affirme-t-elle. “Les espaces où la désinformation se répand sont souvent les mêmes que ceux où la planification et le recrutement ont lieu — souvent, ce sont des espaces semi-privés tels que des groupes Facebook ou des messages Telegram. La raison pour laquelle nous nous intéressons à la désinformation quand nous parlons des groupes d’extrême droite, c’est le blanchiment d’informations. Ces récits servent de justification à des actions violentes.”
Jane Lytvynenko et l’un de ses collègues de BuzzFeed News s’entraînent à tester un nouvel outil permettant d’enquêter en sources ouvertes chaque semaine pendant les périodes creuses. Elle raconte que c’est cette habitude qui a permis à son équipe de révéler que l’insurrection du 6 janvier au Capitole avait été planifiée par des groupes d’extrême droite depuis des semaines, quelques heures seulement après l’événement.
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Cette diapositive montre certains des outils et extensions open source que Lytvynenko de BuzzFeed considère comme “indispensables” pour enquêter sur la désinformation sur les principaux canaux – en particulier ceux des groupes d’ultra droite. Diapositive: courtoisie de Jane Lytvynenko.
Jane Lytvynenko a expliqué que son équipe utilise tous les outils permettant d’enquêter en sources ouvertes, même s’ils sont conçus pour des secteurs comme le marketing ou la sécurité.
Ses principaux outils pour enquêter sur l’extrême droite sont les suivants :
- La recherche booléenne, ou la technique d’utiliser des opérateurs pour affiner la recherche en ligne : “Mon outil préféré est l’utilisation des opérateurs de recherche dans les moteurs de recherche pour cibler le type d’information dont vous avez besoin”, dit-elle.
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Pour Lytvynenko, l’utilisation tactique d’opérateurs de recherche – symboles et mots qui modifient les requêtes – représente l’un des outils d’enquête en ligne les plus puissants. Diapositive : courtoisie de Jane Lytvynenko.
- Interroger Telegram : “Site:t.me avec une astérisque (Site:t.me/*) est un excellent moyen d’effectuer une recherche dans Telegram, où se trouve la majeure partie de l’activité d’extrême droite”, assure-t-elle. “Par exemple, vous pouvez trouver beaucoup de chaînes liées à Azov, l’un des mouvements d’extrême droite en Ukraine, que vous ne pourriez pas trouver avec d’autres outils. Si vous l’utilisez pour rechercher les Three Percenters, un groupe d’extrême droite aux États-Unis, vous obtiendrez des informations très intéressantes sur la façon dont ils filtrent les nouveaux membres et où ces membres vont ensuite.” Auparavant, Jane Lytvynenko avait aussi expliqué à GIJN que tgstat.ru était un autre outil utile pour suivre les fils de discussion sur Telegram.
- L’extension Chrome Go Back In Time : “Cette extension et l’extension Wayback Machine sont mes préférées de tous les temps, car elles vous permettent, en deux clics, de rechercher du contenu supprimé.”
- OSINTCurio.us : “Je consulte OSINTCurio.us presque chaque semaine. Le site publie régulièrement des tutoriels sur la façon de mener des enquêtes en ligne ou de nouvelles façons d’aborder un même problème.”
Se concentrant désormais sur l’extrême-droite transnationale et sur les milices en Ukraine, Michael Colborne, contributeur pour Bellingcat, explique qu’une stratégie d’investigation efficace consiste à rechercher les différences entre la propagande des groupes et la messagerie privée, ainsi qu’au soutien apporté aux membres par l’organisation au fil du temps. “Le point de départ, c’est de regarder leur contenu officiel publié sur les réseaux sociaux, ainsi que de comprendre ce que pensent leurs membres lambda,” explique Michael Colborne. “J’essaie de gratter le vernis “public”, ou la façon dont un groupe d’extrême droite veut se présenter au monde par le biais de ses comptes sur les réseaux sociaux, afin d’accéder aux coulisses, ce qu’ils ne veulent pas que le public sache”.
“La clef avec un mouvement comme Azov en Ukraine, c’est quand des individus semblent presque tomber en disgrâce auprès de la direction. Leur contenu n’est soudainement plus relayé”, précise Michael Colborne. “Ce qui est utile avec les sources ouvertes pour moi, c’est de pouvoir comprendre les changements dans les sous-groupes associés à un mouvement d’extrême droite.”
Voici les conseils de Michael Colborne :
- Faites un tour sur Instagram : “Instagram est plus efficace qu’on ne le pense. Les profils Instagram à eux-seuls permettent parfois de comprendre ce que ressentent ces personnes et comment elles se reconnaissent dans le mouvement.”
- Prenez garde avant de vous concentrer sur un seul individu : “Je n’écris pas souvent sur des individus spécifiques de l’extrême droite parce que je crains que cela leur donne une plateforme dont ils peuvent tirer profit”, dit-il. “Mais parfois, il est possible de le faire.”
- Collaborez pour géolocaliser les images des réseaux sociaux : L’année dernière, Michael Colborne a pu localiser un leader d’extrême droite américain issu du Rise Above Movement en partageant ses images postées sur les réseaux sociaux avec les experts des enquêtes en sources ouvertes de Bellingcat. En se focalisant sur des formations rocheuses visibles dans l’une des photos, ils ont pu localiser l’homme à un endroit particulier en Serbie. Michael Colborne a ensuite utilisé les registres d’entreprises locales pour montrer que l’homme, qui fait l’objet d’une surveillance judiciaire intense aux États-Unis, tentait d’établir une nouvelle base en Serbie.
Lectures complémentaires
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Rowan Philp a été grand reporter au sein du Sunday Times sud-africain pendant 10 ans. Il a également été boursier au Washington Post et à l’université MIT. Rowan a effectué des reportages dans 27 pays. Il écrit régulièrement pour le Réseau international de journalisme d’investigation.