C’est une image tristement banale : un manifestant étendu au sol, après que la foule se soit dissipée et que les gazs lacrymogènes se soient évanouis.
La réponse officielle est souvent la même : le gouvernement ou les service de police affirment n’avoir aucune responsabilité vis à vis des blessures ou de la mort de ce manifestant.
Mais comment réussir à savoir précisément ce qui vraiment arrivé ce jour là ?
Pour découvrir la vérité, de plus en plus de journalistes d’investigation open source utilisent des méthodes dites d’ “enquête visuelle”. Les vagues de manifestations contre les violences policières et le racisme déclenchées par le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis viennent nous rappeler la nécessité, pour les journalistes du monde entier, de nous former à ses techniques d’enquête de niche. Avec le changement climatique et la crise économique déclenchée par la pandémie de COVID-19, les manifestations vont probablement se multiplier dans les mois et années à venir et avec elles les affrontements entre les manifestants et la police. Il est crucial que les journalistes soient capables de rétablir la vérité sur le déroulement de ces évènements.
Assembler les pièces d’un puzzle
Pour les journalistes utilisant les méthodes de l’enquête visuelle, il ne s’agit pas de s’appuyer sur une preuve (une arme à feu par exemple) ou le témoignage d’un lanceur d’alerte. Il s’agit au contraire d’assembler les multiples pièces d’un puzzle visuel et temporel pour que, mises bout à bout, elles fassent valeur de preuve et aient un impact.
Ces éléments peuvent non seulement révéler des attaques délibérées de la part de la police ou d’agents de sécurité mais également révéler à la police que les procédures qu’elles ont conçues pour être non létales peuvent avoir des conséquences mortelles.
Par exemple, en juin 2020, le New York Times a utilisé des marqueurs temporels sur des clips vidéo pour montrer comment l’utilisation de projectiles de gaz poivre pour imposer un couvre-feu dans le cadre des manifestations en soutien à George Floyd avait conduit au décès d’un homme à son domicile aux Etats-Unis.
Ces techniques d’enquêtes ont également permis de révéler des massacres.
L’année dernière, le service de la BBC Africa Eye a enregistré en direct des vidéos Facebook d’une manifestation au Soudan diffusées en temps réel. Les journalistes ont ensuite rassemblé des preuves du meurtre d’au moins 61 manifestants par la milice de la Rapid Support Force, au service des membres du conseil militaire au pouvoir au Soudan. L’équipe a minutieusement reconstitué le déroulement des événements à partir de 300 vidéos filmées avec des téléphones portables – pour la plupart des images tremblantes filmées par les manifestants alors qu’ils s’enfuyaient.
En avril 2020, Nick Waters, journaliste d’investigation open source de l’organisation Bellingcat, cherchait à savoir où exactement un migrant pakistanais, Muhammad Gulzar, était décédé en Turquie. Il ne disposait à ce moment là que d’une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux montrant son corps sans vie et des terres agricoles sans caractéristiques en arrière-plan. Il a donc utilisé la direction des sillons sous le corps de l’homme et la disposition des cultures visibles en arrière plan pour trouver le champ exact où il se trouvait avec Google Earth. Son équipe a ensuite enquêté sur l’écart de temps entre le son supersonique de la balle tirée et l’intonation au moment du tir depuis le canon du fusil pour déterminer la proximité de l’arme entendue dans la vidéo. En collaboration avec quatre autres médias, l’équipe de Nick Waters a révélé que – malgré les dénégations du gouvernement – les forces de sécurité grecques avaient tiré des balles réelles contre des réfugiés près de leur frontière, et que celles-ci ont probablement tué Gulzar et blessé six autres personnes.
“Nous commençons généralement par essayer d’obtenir absolument toutes les informations visuelles sur un incident”, explique Nick Waters. “Il faut ensuite essayer de manière systématique tous les mots clés permettant de trouver ces informations. Mais il s’agit surtout d’un état d’esprit : celui de résoudre des problèmes.
Les enquêtes open source sur des affrontements violents ont d’abord été considérées comme une forme de fact-checking dans le journalisme. Les auteurs nommaient rarement le policier ou le soldat ayant appuyé sur la gâchette et avaient davantage tendance à évaluer le taux de probabilité en faveur d’une hypothèse plutôt que d’établir des faits concrets.
Cependant, de nouveaux outils et méthodes issues de la criminalistique – ainsi que la prolifération des vidéos issus des téléphones portable – ont permis d’améliorer considérablement la précision de ces méthodes. Et les journalistes les utilisant ont désormais un réel impact.
Des techniques d’enquête accessibles à tous
En 2018, l’équipe d’enquêtes visuelles du New York Times a ainsi retracé la trajectoire d’une balle ayant tué une infirmière bénévole, Rouzan al-Najjar. Celle-ci se trouvait au coeur d’une foule dense de manifestants palestiniens et les journalistes ont réussi à déterminer que la balle avait été tiré par un tireur d’élite israélien positionné à bien plus de 110 mètres. Le travail des journalistes de l’équipe a été compliqué par le fait que l’heure ait été mal réglé sur plusieurs des téléphones portables qui ont filmé les images de la scène. Les journalistes ont donc minutieusement recalibré les métadonnées. Puis, avec l’aide du groupe de recherche britannique Forensic Architecture, qui dénonce les violations des droits de l’homme en collaboration avec des organisations de la société civile, ils ont commandé une enquête spatiale de la scène. L’équipe du New York Times a ensuite appris d’un expert en balistique que la balle israélienne avait probablement raté sa cible, survolé le sol puis avait finalement touché Rouzan al-Najjar au-dessus de sa poitrine.
“Nous essayons toujours d’atteindre un standard qui nous permet d’écarter les doutes raisonnables” , explique Malachy Browne, journaliste senior open source au New York Times. “Ce que nous voulons, c’est taper dans le mille. Par exemple, notre série d’enquêtes sur les attentats à la bombe contre des hôpitaux en Syrie l’année dernière n’aurait pas eu d’impact si nous avions dit : ‘Il est probable que la Russie ait fait cela parce que des témoins le disent et qu’ils ont entendu des avions russes.’ Faire le travail de vérifier l’heure de ces attaques et de désigner des pilotes spécifiques a eu un impact beaucoup plus important. Mais il y a des moments où nous ne pouvons pas être juge et jury – où nous devons simplement présenter les faits tels que nous les avons trouvés.”
Alexa Koenig, cofondatrice du Human Rights Investigations Lab de l’Université de Californie à Berkeley, assure que la prochaine génération de journalistes open source aux États-Unis sera menée par des femmes journalistes. Les femmes représentent environ 90% des étudiants enquêteurs du laboratoire et la direction du laboratoire est entièrement féminine. Le laboratoire travaille en partenariat avec des médias nationaux et accomplit la majeure partie des tâches telles que la géolocalisation.
En mars, le Washington Post a ainsi collaboré avec des étudiants enquêteurs du laboratoire pour révéler comment des manifestants avaient été frappés par la police lors d’une manifestation célébrant la libération d’un prisonnier politique au Sahara occidental. “Je pense que ces méthodes vont devenir primordiales pour les journalistes du 21e siècle”, observe Alexa Koenig. “Il est probable qu’il soit de plus en plus difficile pour les journalistes d’aller sur le terrain, en particulier dans les situations de conflit.”
Les journalistes d’investigation open source soulignent que tous les journalistes peuvent utiliser ces techniques d’enquête visuelles pour déterminer les causes réelles des blessures des manifestants. Même les journalistes ne disposant pas de compétences techniques particulières ne devraient pas être intimidés par les outils utilisés dans ce champ d’investigation. Il suffit parfois d’avoir accès à quelques preuves visuelles filmées avec un angle différent pour obtenir des résultats journalistiques intéressants.
En 2017, l’équipe d’enquêtes visuelles du New York Times a également révélé comment les agents de sécurité du président turc Recep Tayyip Erdoğan, en visite aux Etats-Unis, avaient tabassé des manifestants à Washington DC. Cette fois ci, les journalistes n’ont utilisé que des images télévisées et des images issues des réseaux sociaux. Ces preuves ont été, pour la plupart, réunies en seulement deux jours. Certaines des images clés ont été obtenues à partir de reportages classiques sur le terrain effectués le jour de la manifestation. Malachy Browne a par ailleurs simplement demandé à un témoin s’il avait filmé les affrontements. Celui-ci lui a ensuite envoyé le fichier sur un lien Google Drive. L’équipe a ensuite minutieusement examiné les différentes vidéos, image par image, filmées sous cinq angles différents, et identifié 24 hommes à l’origine de l’attaque.
“Les journalistes de terrain classiques peuvent très bien travailler sur ce genre d’enquêtes”, insiste Malachy Browne. “L’outil le plus important est votre œil : il faut regarder attentivement les images. Une grande partie de notre travail repose sur des rapports open source et des analyses audiovisuelles expertes, mais tout cela est enveloppé de journalisme traditionnel : il faut décrocher son téléphone et parler à des experts.”
Grâce à des entretiens avec des journalistes et des rédacteurs en chef, GIJN a identifié 12 techniques et 12 outils efficaces pour enquêter sur les violences policières.
Techniques pour enquêter sur des incidents ayant lieu au sein d’un foule
- La priorité est d’abord d’obtenir de la matière première – en téléchargeant et en archivant autant de vidéos et d’images brutes que possible. Ensuite vous pouvez commencer à vérifier l’authenticité des documents que vous avez trouvé grâce à la géolocalisation et la chronolocalisation (en établissant des chronologies précises puis en les synchronisant). Votre recherche initiale doit rester large et vous devez passer toutes les plateformes au peigne fin : de Facebook à TikTok, en passant par la vidéosurveillance et les enregistrements audio. Vous pouvez ensuite archiver les pages depuis votre historique de recherche. En règle générale, le Où, le Quand et le Comment vous mèneront au Qui.
- Suivez les individus que vous observez sur des vidéos en repérant des signes distinctifs, comme des vêtements par exemple. La calvitie d’un homme s’est ainsi révélée être une caractéristique importante dans le cadre de l’enquête du New York Times sur le passage à tabac de manifestants par les services de sécurité turc.
- Vous pouvez rendre visite ou contacter les entreprises se situant à proximité des lieux où ont eu lieu les manifestations et demander à voir leurs vidéos de vidéosurveillance ou de sécurité. Si elles refusent au départ, montrez-leur ce que vous avez commencé à reconstituer, cela pourrait infléchir en votre faveur. Vous pouvez aussi montrer ce que vous avez commencé à découvrir à des témoins qui étaient initialement réticents à parler. Beaucoup changent d’avis après avoir vu des preuves des bonnes intentions des journalistes. Les avocats de la défense sont également une bonne source pour obtenir les vidéos des caméras de surveillance.
- Organisez vos vidéos pour pouvoir les voir côte à côte et examinez-les image par image. Si vous travaillez collaborativement, pensez à organiser le matériel sur des plateformes facilitant le partage avec vos partenaires.
- Si l’horodatage n’est pas fiable, synchronisez les vidéos en recherchant des marqueurs temporels visibles sur chacune des vidéos – comme une fermeture de porte de voiture ou une lumière qui s’allume.
- Ne négligez pas les outils que vous utilisez quotidiennement. Si vous voulez prouver qu’un manifestant ou un policier ne pouvait pas marcher d’un point A à un point B dans un certain laps de temps, entrez simplement ces adresses dans Google Maps pour vérifier les temps proposés automatiquement à pied, en voiture ou en transport public.
- Identifiez les groupes responsables du préjudice et focalisez-vous sur eux plutôt que sur les individus. A moins que vous n’ayez une raison impérieuse – et des preuves solides – pour désigner un agent en particulier comme responsable d’une blessure. Désigner des membres individuels des forces de l’ordre peut nécessiter des éléments de preuves supplémentaires, y compris la reconnaissance faciale et même des vérifications balistiques, qui sont rares, et qui ne sont pas forcément nécessaires pour déterminer la cause de la blessure.
- Utilisez la méthode d’ intersection pour identifier la position d’une personne, d’un objet où pour savoir où se trouve la caméra. Pour cela, vous pouvez repérer les signes distinctifs de son environnement. Par exemple, une ligne imaginaire peut être tracée à partir d’un mât et d’une flèche d’église, et un point d’intersection peut être trouvé avec une deuxième ligne entre un chemin et un coin de bâtiment. Google Earth Pro vous permet de tracer des lignes droites entre ces objets sur l’écran.
- N’écartez pas directement les vidéos ayant des horodatages qui ne correspondent pas à la chronologie de l’événement sur lequel vous enquêtez. Les enquêteurs ont découvert que l’heure est souvent mal paramétrée sur les téléphones portables et que les métadonnées peuvent être recalibrées pour se synchroniser avec une horloge précise.
- Ne vous fiez pas aux témoignages oculaires sur la question de l’espace et du temps lorsque vous tentez de reconstituer le déroulement d’un événement. La mémoire des témoins lors d’événements traumatisants est souvent gravement défectueuse. Le New York Times a ainsi constaté que plusieurs médecins se trouvant sur le lieu de la manifestation où Rouzan al-Najjar avait été tué se souvenaient mal de l’endroit où ils se trouvaient, et que certains assuraient que deux coups de feu avaient été tirés à un moment donné alors qu’en réalité, un seul avait été tiré.
- Questionnez les premiers rapports en les confrontant avec les preuves visuelles ou en ayant recours un traducteur professionnel. Ainsi, Bellingcat avait compris en lisant les rapports initiaux que Muhammad Gulzar se trouvait Près de la porte à la frontière. Mais les journalistes n’ont pas pu le vérifier à partir des vidéos. Au lieu de cela, il s’est avéré que Muhammad Gulzar se trouvait près d’un trou à la frontière. Trou et Porte ont probablement été confondus lors de la première traduction.
- Évitez de manipuler les images, sauf si c’est essentiel pour la compréhension de vos lecteurs. Si vous le faites, expliquez pourquoi vous les avez modifiées. Cependant, désigner par un marqueur un objet, comme une arme, peut être appropriée, lorsque cela est présenté dans le contexte d’une vidéo originale.
Marc Perkins, rédacteur en chef de BBC Africa Eye, a coordonné l’enquête Massacre en direct au Soudan, qui a remporté un Webby Award en mai 2020. Il explique que les journalistes ont eu recours à de nombreux rapports open source, mais que l’enquête reposait sur trois piliers : un code innovant, du journalisme de terrain mais surtout sur le courage des manifestants ayant osé filmer ce qui se passait.
“Beaucoup de vidéos qui sont tournées ne sont pas facilement accessibles. Ben Strick, notre journaliste open source, a donc développé son propre script, avec des mots en anglais et en arabe, qui aspirait tous les lives”, raconte Marc Perkins. “Donc, le jour où les manifestations ont eu lieu, le processus était déjà en place, et nous avons pu capter tous ces flux au fur et à mesure. Souvent, les flux de vidéo disparaissent. Ben a aussi passé des mois à enquêter sur YouTube pour réussir à trouver des vidéos que vous et moi ne pourrions jamais trouver via une recherche simple.”
Les journalistes de l’équipe ont passé la plupart du temps d’enquête à géolocaliser les 300 vidéos recensées, en utilisant des outils tels que l’imagerie satellite et Google Maps. Ils ont ensuite chronolocalisé les images avec de l’audio, des ombres projetées par des personnes et des bâtiments, et d’autres marqueurs significatifs
Ben Strick a collaboré avec un producteur et deux journalistes soudanais, ainsi qu’avec sa propre équipe open source, des traducteurs arabes et des collaborateurs externes.
“D’une certaine manière, notre démarche est un peu à l’opposé de la façon dont les journalistes travaillaient traditionnellement avant et où l’idée était plutôt : ‘ OK, j’ai eu accès à cette incroyable vidéo, je la garde pour moi, je n’en parle à personne et je cours en parler avec mon rédacteur en chef ‘”, explique Marc Perkins. “Le journalisme open source ne fonctionne pas du tout ainsi. Il faut travailler avec beaucoup de gens et faire un réel travail collaboratif pour reconstituer le puzzle.”
Bertram Hill, qui travaille également pour BBC Africa Eye, a récemment développé et cartographié une liste exhaustive et librement accessible de plus de 200 outils open source et experts pour enquêter en Afrique.
Au Venezuela, l’équipe d’Ultimas Noticias a utilisé des méthodes similaires pour révéler que la mort de deux étudiants lors d’une manifestation à Caracas en 2014 était liée à des balles réelles tirées par quatre membres des services de renseignement du gouvernement.
Nick Waters, de l’équipe de Bellingcat, souligne également que la collaboration a été la pierre angulaire de l’enquête sur Muhammad Gulzar, comme c’est d’ailleurs le cas dans la plupart des enquêtes open source. C’est l’organisation néerlandaise Lighthouse Reports qui a coordonné le projet et l’analyse vidéo, l’organisation Forensic Architecture a réalisé des enquêtes spécifiques et le journal allemand Der Siegel et le média britannique Sky News ont réalisé les vérifications sur le terrain en Turquie et en Grèce.
Nick Waters explique que l’équipe de Bellingcat utilise désormais le mot “divulgation” pour la phase de collecte vidéo de ses enquêtes car leur matériel est parfois utilisé dans le cadre de procédures judiciaires, telles que le procès pour la panne du vol MH17 de Malaysia Airlines.
“Lorsque vous géolocalisez une vidéo, vous essayez de repérer chaque élément d’information au sein d’une image et de trouver des endroits où elle semble s’insérer de manière cohérente en croisant ces éléments avec d’autres données”, explique Nick Waters. “Nous connaissions déjà la zone générale et nous pouvions voir la clôture de la frontière sur les images, donc nous avions déjà dessiné une sorte de boîte dans laquelle Muhammad Gulzar était censé se trouver. Nous pouvions voir les sillons qui faisaient face à la clôture. Cela nous a permis de déterminer dans quels champs il pouvait éventuellement se trouver. À l’arrière-plan, il y avait deux éléments – un monticule et une ligne d’arbre. Il ne restait donc plus que deux champs possibles avec des sillons perpendiculaires. Il ne restait ensuite plus qu’un seul champ où deux autres champs pouvaient être observés en arrière-plan. C’est là que Muhammad se trouvait : à l’angle sud-ouest du champ situé au sud.”
Le lieu ayant été trouvé – et visualisé grâce à l’imagerie satellite – l’équipe devait alors déterminer l’heure à laquelle l’assassinat avait eu lieu. Le type de coups de feu – rafales automatiques, tirs couplés et tirs simples – s’est révélé crucial pour effectuer la chronolocalisation.
“Les balles provenaient d’un fusil qui aurait pu être un M16 ou un autre fusil d’assaut de 5,56 mm – pas un pistolet ou un revolver”, explique Nick Waters. “Des balles réelles ont été tirées par les militaires grecques vers la Turquie ce jour-là. Et dans aucune vidéo ou image fixe, nous n’avons vu de forces turques proches de cette scène.”
Outils pour enquêter sur les violences policières
- Des outils d’édition vidéo basés sur la chronologie, comme Adobe Premiere Pro ou Avid Media Composer. Vous pouvez les utiliser pour organiser vos documents sur un seul écran et utiliser des outils audio comme Adobe Audition pour synchroniser les marqueurs sonores. Des outils open source comme WatchFrameByFrame peuvent vous aider pour approfondir l’analyse.
- Les fonctions de recherche avancées sur Google et Twitter pour suivre la vidéo. La majorité des journalistes open source s’appuient davantage sur ces outils, souvent sous-estimés, que sur des outils spécifiques. Vous pouvez rechercher d’autres domaines sur Google avec des expressions comme «site: youtube.com» pour obtenir des résultats plus précis.
- Les images satellites. TerraServer vous permet d’avoir accès à des images sans frais, tandis que Maxar DigitalGlobe est apprécié par de nombreux chercheurs pour la haute résolution de ses images. Planet Labs a également joué un rôle central dans plusieurs enquêtes.
- Google Earth. “Google Earth est incroyable – c’est de loin le meilleur outil de géolocalisation que nous utilisons”, relève Nick Waters. “C’est un outil qui fournit également des images satellites historiques et propose des droits de réutilisation très ouverts. L’outil propose également une fonction appelée Landscape, qui est fantastique. Pour montrer par exemple que des officiers militaires syriens se trouvaient à un endroit donné, nous avons pu nous rendre virtuellement là où ils se trouvaient et voir sous leur angle de vue. C’est très intuitif.”
- Suncalc. Cet outil vous permet de connaître la position du soleil dans le ciel à un moment et à un endroit donnés. Cela permet aux journalistes d’étudier les ombres pour déterminer l’heure à laquelle une photo a été prise.
- Essayez de développer votre propre script pour rechercher précisément sur YouTube par date. Vous pouvez aussi collaborer avec des organisations disposant de leurs propres codes internes, comme Bellingcat. Les journalistes open source ont constaté que les fonctions de recherche interne de YouTube sont peu efficaces, et même les applications de recherche avancée comme Montage ne sont pas toujours adéquates.
- Les outils d’archivage, comme Hunch.ly. Ils permettent de capturer et d’enregistrer automatiquement des pages Web. Cela vous évitera d’avoir à effectuer des captures d’écran systématiques et vous permettra de démontrer que les preuves que vous utilisez au sein d’une enquête n’ont pas été modifiées. Nick Waters précise: ” Ce n’est pas une solution sûre à 100%, mais c’est la meilleure que nous ayons. “
- Les outils permettant d’améliorer la netteté des images grâce à l’intelligence artificielle, comme Topaz. Cette technologie permet d’améliorer considérablement la netteté des images floues. Il est crucial, cependant, que les journalistes informent les lecteurs que la nouvelle image représente l’interprétation de l’outil.
- Les spectrogrammes. Ces représentations visuelles des fréquences peuvent être utilisées, par exemple, pour estimer la distance entre une victime et un tireur.
- Invid est un outil clé pour vérifier le matériel vidéo. Cela permet d’extraire les images clés d’une vidéo sur des plateformes comme Facebook ou YouTube et de rechercher parmi les images de couverture dans l’historique afin de découvrir la version originale.
- Les applications de recherche de personnes comme Pipl et Spokeo peuvent identifier des témoins et des protagonistes dans presque tous les pays. La connaissance de l’adresse mail d’une personne rend ces applications particulièrement puissantes pour trouver des contacts alternatifs et des détails d’arrière-plan.
- Tin Eye, un outil de recherche d’image inversée et la recherche d’images Google, peuvent vous aider à trouver des images plus anciennes sur le Web, y compris la version d’une même image non rognée avec plus de détails en arrière-plan.
Nick Waters ajoute qu’il peut être utile d’inviter un journaliste n’ayant pas participé à l’enquête à parcourir le matériel réuni à la fin du processus. En effet, cette “nouvelle paire d’yeux” – peut aider à révéler des détails qui auraient échappé aux autres journalistes. Ainsi, Nick Waters a été invité à consulter une vidéo qui avait déjà été analysée par l’équipe du New York Times dans le cadre d’une enquête sur le tir à bout portant effectué sur un manifestant à Hong Kong le 1er octobre 2019. L’enquête était déjà quasiment terminée mais il a pu ajouter une petite dernière pièce au puzzle en repérant que l’un des manifestants brandissait un marteau au cours de l’accrochage avec la police.
L’importance d’être organisé
Les journalistes n’ont pas besoin d’être des experts en technologie pour effectuer ce travail mais il est indispensable que leur matériel visuel soit organisé.
Le 1er juin 2020, le propriétaire du restaurant américain David McAtee a été abattu par la police en marge de manifestations à Louisville, aux Etats-Unis, après que ses clients aient trouvé refuge chez lui.
Pour enquêter sur ce qui s’est passé, Malachy Browne, du New York Times, a ouvert son programme de montage Adobe Premiere Pro et divisé son écran d’ordinateur pour afficher quatre vidéos en même temps.
À gauche, il pouvait examiner les images de vidéosurveillance silencieuses sous trois angles fournies par la police locale. Il les a ensuite comparées aux images diffusées en direct sur Facebook (avec audio), sous un angle différent, à droite. Il a choisi de ne pas utiliser les horodatages vidéo, car ils ne semblaient pas fiables. L’équipe d’enquête visuelle du New York Times a donc synchronisé les vidéos en utilisant trois marqueurs visibles dans chacune : lorsque les phares de la voiture sont allumés, lorsque la personne qui filme le direct sur Facebook ferme la porte de son camion et lorsqu’un homme vu en train de marcher dans la vidéo pose son pied droit.
“Nous disposions ensuite des quatre vidéos synchronisées et nous pouvions entendre en direct toutes les actions sur la vidéosurveillance, voir qui avait tiré en premier et ce qui a conduit à cette mort tragique”, explique Malachy Browne. “Nous avons pu observer que la police avait enfreint ses propres directives sur la manière de disperser les foules non violentes, et c’est ce que nous avons publié sur ce qui s’est passé.”
La police savait qu’elle utilisait des projectiles non létaux à base de gaz poivre. Mais la reconstitution vidéo de la scène montre que David McAtee, le restaurateur, devait s’appuyer sur d’autres indices visuels pour comprendre la menace : il voit d’abord une bouteille exploser sur une table et puis quelque chose frappe sa porte d’entrée, à quelques centimètres de la tête de sa nièce, alors que des hommes en uniforme sombre s’approchent avec des armes compactes. Dans la confusion, David McAtee tire un coup de feu avec son pistolet. Il est ensuite tué par des tirs réels de la police.
La violence non létale contre les manifestants peut vite être éclipsée par l’attention portée par les médias au décompte des corps. Le journaliste français David Dufresne a ainsi démontré comment un décompte systématique pouvait dénoncer la répression policière récurrente envers les Gilets Jaunes en France. David Dufresne a étendu son travail et au total plus de 944 cas de violence policière ou d’actes répréhensibles envers des manifestants dont 28 personnes éborgnées et 344 blessures à la tête. Son travail a été récompensée par le Grand Prix du Journalisme français en 2019. Il a vérifié toutes les image et vidéo collectées en ligne en utilisant l’outil metapicz pour vérifier les métadonnées.
Un travail exaltant
Pour les journalistes comme Nick Waters, on ressent une excitation particulière à présenter des preuves brutes au public. Il s’agit également de répondre à un défi créatif au moment de choisir la manière de présenter les éléments pour que les lecteurs puissent facilement comprendre l’enquête.
Dans le cadre de l’enquête sur les tirs sur les réfugiés près de la frontière grecque, Bellingcat est ainsi allé jusqu’à appliquer des standards différents pour ses révélations en fonction du poids des preuves pour chaque incident.
“Selon notre analyse des probabilités, nous pouvons dire que Muhammad Gulzar a probablement été abattu par les forces de sécurité grecques”, avance Nick Waters. “Cependant, en ce qui concerne un incident ayant eu lieu à 10h57, nous pouvons écarter tout doute raisonnable que les forces grecques aient tiré et blessé une personne [différente], que nous appelons le numéro quatre.”
Ce champ d’investigation se définit par la collecte et l’assemblage d’indices, de la même manière que pour résoudre une énigme, et cela peut être fastidieux. Mais des moments journalistiques galvanisants se produisent toujours.
“On peut ressentir de fortes montées d’adrénaline.” raconte Malachy Browne du New York Times, faisant référence à l’enquête de son équipe sur le bombardement d’un hôpital syrien. “Je crois que le moment le plus marquant reste celui où nous avons entendu dans un audio un pilote russe lire les coordonnées d’un hôpital sur lequel nous enquêtions. Une source avec laquelle nous échangions avait accès à l’audio des pilotes russes. Nous avons creusé un peu plus profondément et découvert qu’une sorte de scanner de police avait été mis en place. Le pilote a ensuite bombardé ces coordonnées exactes.”
“Cela a clôt l’affaire.”
Rowan Philp a été grand reporter au sein du Sunday Times sud-africain pendant 10 ans. Il a également été boursier au Washington Post et à l’université MIT. Rowan a effectué des reportages dans 27 pays. Il écrit régulièrement pour le Réseau international de journalisme d’investigation.