« Synopsis », « playlist », « épisode », « ambiance »… Voici le langage employé quotidiennement au sein des bureaux parisiens des Jours. Mais ne laissez pas ce vocabulaire vous induire en erreur : alors que ce média vieux de trois ans emprunte de nombreux codes aux producteurs de fictions télévisuelles, il est en réalité un site d’information aux enquêtes percutantes.
Ce jargon partagé ne doit rien au hasard. Quand les cofondateurs des Jours préparaient en secret leur départ de Libération, le quotidien où huit d’entre eux travaillaient à l’époque, dans le but de fonder un site d’information dédié à des reportages de fond, ils sont rentrés en contact non seulement avec des journalistes mais également avec des scénaristes. Parmi eux, Frédéric Krivine, scénariste de la série à succès « Un village français ». La raison en était simple : leur idée était de feuilletonner l’information, découpant chaque reportage en une série d’épisodes à suspense, afin de rendre leurs enquêtes plus excitantes, et du même coup plus accessibles, à leurs lecteurs.
« L’idée c’était vraiment de se dire : l’actualité est un feuilleton », nous explique Isabelle Roberts, présidente des Jours. « Donc, si l’actualité est un feuilleton, racontons-la à la manière d’une série et avec les codes de notre époque, c’est-à-dire des séries télé. »
Pour Les Jours, chaque série d’articles est une « obsession » – à ne pas confondre avec le bulletin hebdomadaire Obsession, du média américain Quartz. Les obsessions des Jours sont des enquêtes au long cours, chacune s’étalant sur le nombre d’épisodes nécessaires pour aller au fond du sujet. Certaines se sont conclues après quelques épisodes seulement ; la plus longue, « L’Empire », qui traite de la reprise en main musclée de Canal+ par l’homme d’affaires Vincent Bolloré, compte 115 épisodes, et n’est pas encore bouclée.
« On va prendre des sujets, on va les agripper et on ne va plus les lâcher », déclare Isabelle Roberts, qui a co-écrit « L’Empire ». Cette manière de faire justifie d’ailleurs le choix du nom Les Jours, comme elle nous l’explique : « Ça dit qu’on était là hier, qu’on est là aujourd’hui et qu’on sera là demain, quand les autres médias seront partis. »
Cette façon inexorable de couvrir l’information – avec 115 obsessions au compteur – a captivé les lecteurs des Jours, convaincu 11 000 d’entre eux de s’y abonner, et dans certains cas eu un écho plus large dans la société française. « Les Revenants », une obsession sur le retour en France de djihadistes, est devenue un livre à succès, a provoqué un débat national sur le sujet et tout dernièrement a servi d’inspiration au film d’André Téchiné, « L’Adieu à la nuit ».
Certaines obsessions se sont plongées dans des sujets d’actualité largement traités par ailleurs, tels l’affaire Benalla ou encore le mouvement des Gilets jaunes, d’autres au contraire se sont intéressées à des thèmes moins couverts, tels le porno amateur français et l’économie qui entoure les bébés. Mais quel que soit le sujet abordé, le format unique des Jours lui assure dans chaque cas de traiter l’information à fond.
« Dans le contexte d’une offre médiatique saturée, Les Jours ont tracé leur propre sillon en inventant le format de l’obsession », explique Clara-Doïna Schmelck, journaliste et spécialiste des nouveaux médias français. « Le journalisme en séries comme le propose Les Jours permet de construire des investigations qui sont en même temps des immersions : dans un tribunal au fil des audiences d’un procès ; dans un collège tout au long de l’année ; dans un cortège au cœur d’une lutte sociale de longue haleine. »
Approfondir l’information
Les Jours compte 12 salariés, dont neuf journalistes, et collabore avec des dizaines de pigistes. Contrairement à la plupart des rédactions, ce média n’assigne pas de rubrique particulière à ses reporters, donnant à chacun et à chacune la liberté d’explorer ses intérêts propres. Selon Isabelle Roberts, l’investigation recoupe généralement plusieurs domaines, donc la mise en place de rubriques ne ferait que brimer le travail des journalistes.
Sophian Fanen, journaliste permanent au sein de la rédaction, a ainsi écrit aussi bien sur le transport que sur l’économie de la musique : les auteurs des Jours sont ancrés à leurs obsessions personnelles plus qu’à telle ou telle spécialisation.
Camille Polloni, une journaliste qui a rejoint Les Jours peu de temps avant son lancement, souhaitait faire partie d’une rédaction où elle aurait le temps d’explorer les domaines qui l’intéressent : la police et la justice. « Avant Les Jours, j’avais l’impression de passer un peu sans cesse d’un sujet à un autre », dit-elle. « Maintenant, quand je termine une série, je peux avoir à peu près l’impression d’avoir fait le tour du sujet. C’est assez satisfaisant d’un point de vue journalistique. »
Ses sources sont elles aussi réceptives à la façon de faire des Jours, analyse-t-elle, se livrant plus facilement que lorsqu’elle ne faisait que survoler ses sujets. « Ça donne confiance à nos interlocuteurs qui se disent, c’est un travail de fond, c’est un travail sérieux », explique Camille Polloni, qui compte 11 obsessions à son actif. Sa toute dernière, Bang Bang, représente l’enquête la plus poussée publiée à ce jour sur l’arme de service des policiers et des gendarmes, sur 16 épisodes et près de 200 000 signes.
Le risque d’un tel travail est d’isoler les journalistes, chacun se focalisant sur ses obsessions indépendamment du reste de la rédaction. Les journalistes des Jours évitent cet écueil en se réunissantdeux fois par semaine, en s’aidant les uns les autres de manière informelle à toutes les étapes de la préparation d’un sujet, et en faisant équipe sur certains projets.
Sébastien Calvet, directeur photo des Jours, nous explique qu’il constitue fréquemment des binômes journaliste-photoreporter sur des obsessions, dans l’espoir que chacun se nourrisse du travail de l’autre durant toute la durée du reportage. Cette pratique, habituelle dans la presse écrite mais moins courante en ligne, a contribué à faire émerger un esprit d’équipe au sein de la rédaction, et a permis de mettre la photographie au cœur de la proposition des Jours.
La décision des Jours de travailler sur la durée avec des photographes indépendants ou issus de petites agences, plutôt que de dépendre des banques d’images des grandes agences, a donné au site un style visuel unique, où l’image trouve toute sa place dans le récit de chaque obsession.
« C’est vraiment une narration à la fois en texte et en images », déclare Sébastien Calvet.
« Binge reading »
La narration prend d’autres formes également. Quand un papier se fonde au moins en partie sur des documents, ceux-ci sont publiés séparément du texte, pour que les lecteurs puissent accéder directement à la matière première de l’enquête. Les Jours publie aussi la liste des « personnages » qui figurent dans chaque obsession, pour se familiariser avec les acteurs du récit, ainsi qu’une playlist dont l’atmosphère enrichit la narration. La playlist de « Bang Bang » comprend le titre « Saigne » du rappeur Abd Al Malik, qui parle de violence policière, et « Dites-le avec des flingues », du chanteur Benjamin Paulin.
Loin d’être un gadget, ce format multimédia – que permet le site des Jours, taillé sur mesure – plonge les lecteurs dans le récit, et contribue à les rendre accrocs. Les lecteurs peuvent ensuite s’abonner à leurs obsessions préférées, pour être tenus au courant dès qu’un nouvel épisode paraît.
Bien que les épisodes peuvent la plupart du temps être lus indépendamment les uns des autres, Isabelle Roberts indique que les abonnés lisent souvent des obsessions dans leur intégralité, et que les fans les plus inconditionnels réclament de nouveaux épisodes sur les réseaux sociaux. Pour satisfaire cette demande, Les Jours envisage de publier toute une obsession en une fois – une méthode dont Netflix a été le pionnier – afin de déterminer l’appétit des lecteurs pour ce qu’Isabelle Roberts appelle le « binge reading ».
Des lecteurs de plus en plus impliqués
Le site internet, qui ne contient pas de publicités, est accessible sur abonnement de 9€ par mois. Les fondateurs avaient déclaré au moment du lancement qu’ils espéraient atteindre 25 000 abonnés, pour une rédaction de 25 personnes, en 2019. Les chiffres actuels sont donc bien en-deçà de ces attentes.
Mais les salariés des Jours ne semble pas si déçus du résultat. « Franchement, avoir 11 000 abonnés au bout de trois ans d’existence, on n’est pas mal », déclare Sébastien Calvet. « On a surtout un retour qualitatif de nos lecteurs qui est excellent. »
Isabelle Roberts se dit en tout cas fière que 95% des lecteurs renouvellent leur abonnement chaque année, et que la majorité d’entre eux ait moins de 35 ans.
Elle ajoute que Les Jours est désormais proche de l’équilibre financier – un exploit en soi compte tenu de l’état de certains nouveaux médias en France, qui ont fait faillite ou sont au bord du dépôt de bilan. Mais un résultat toujours insatisfaisant pour ses dirigeants. Une campagne lancée par Les Jours cette semaine vise à atteindre l’équilibre, grâce à l’ajout de 2 000 nouveaux abonnés.
La première collecte de fonds en ligne avait levé 80 000€ en 2015. N’importe qui peut désormais devenir actionnaire des Jours pour une contribution d’au moins 200€. Ces petits actionnaires détiennent 8% des parts du média, les fondateurs, quant à eux, conservent 74% de l’entreprise.
Les parts restantes appartiennent à de riches mécènes, parmi lesquels les hommes d’affaires Xavier Niel et Matthieu Pigasse, déjà en possession de parts importantes dans la presse française, y compris au Monde. Leur participation au capital des Jours inquiète certains critiques médias, dont le site Arrêt sur Images. Les fondateurs des Jours ont quitté Libération principalement pour lancer leur propre projet, mais aussi en partie pour échapper à l’influence de Patrick Drahi, le magnat des médias, qui venait de s’emparer de leur journal. Il serait donc décevant de voir leur site tomber dans un même travers.
Isabelle Roberts évacue ce scénario, expliquant que les parts de Xavier Niel et Matthieu Pigasse sont trop petites – 5,1% et 1,6%, respectivement – pour peser sur le média, et que les deux hommes sont tenus à l’écart de toute décision éditoriale.
Pour souligner l’indépendance que permet le modèle économique des Jours, Isabelle Roberts ajoute que l’absence de pubs a permis au site d’enquêter sur des sujets dont d’autres rédactions pourraient avoir peur. Le secteur des cosmétiques, une source de revenus majeure pour la presse en France, figure parmi les cibles des Jours.
Alors que Xavier Niel et Matthieu Pigasse sont exclus du processus éditorial, Les Jours encourage ses lecteurs à participer à l’activité du média : ils sont conviés à une conférence de rédaction annuelle pendant laquelle ils peuvent proposer des sujets d’articles. Une récente obsession sur la disparition des abeilles, par exemple, est née d’une idée des lecteurs.
Afin d’intensifier ce dialogue, Camille Polloni a récemment été mise en charge des relations avec les lecteurs. Le site n’a jamais laissé de place aux commentaires, en partie par peur des trolls et en partie pour préserver son esthétique, mais Camille Polloni explique que ce choix a pu creuser un fossé entre Les Jours et ses abonnés. Elle réfléchit à différents moyens de le combler : la participation sporadique à des conférences de rédaction en est un ; la tenue de colloques en est un autre. Les Jours vient d’ailleurs de lancer une série de conférences dans un bar non loin de ses bureaux, dans le 19ème arrondissement de Paris, au cours desquelles les lecteurs peuvent débattre d’obsessions avec les journalistes qui les ont réalisées.
« Une fabrique d’histoires vraies »
Bien que relativement petit, Les Jours s’est progressivement étendu à de nouveaux domaines d’activité. Le site a passé un accord de première fenêtre avec les Editions du Seuil, lui donnant la primeur sur toute adaptation sous format livre des obsessions des Jours. Sept d’entre elles sont déjà devenues des livres, vendus à 80 000 exemplaires, ce qui a donné une deuxième vie aux enquêtes du site et permis d’élargir leur lectorat.
« Ni mass média ni média de niche », résume Clara-Doïna Schmelck, « Les Jours occupe ainsi une place particulière dans le paysage médiatique français. »
Les Jours produit également des podcasts – qu’ils soient originaux ou des adaptations d’obsessions déjà en ligne – et collabore avec un magazine papier, La Revue Dessinée, sur des versions dessinées de ses enquêtes. Le site discute actuellement avec des sociétés de production en vue de possibles adaptations sous forme de documentaires de certaines de ses obsessions.
« L’idée, c’est de se transformer en véritable fabrique d’histoires vraies », déclare Isabelle Roberts, qui souligne que Les Jours est ouvert à tous les formats, tant qu’ils ne trahissent pas la vision première du site, c’est-à-dire de faire de l’enquête feuilletonnée.
Le site espère désormais agrandir sa rédaction pour y faire entrer des journalistes maîtrisant les nouveaux formats narratifs auxquels il s’intéresse.
Malgré ces nombreux succès, le parcours des Jours n’a pas pour autant été sans embûches : en 2016, un des journalistes du site, Olivier Bertrand, a été brièvement retenu par la police en Turquie puis expulsé du pays, où il était en reportage ; Camille Polloni a appris en 2017 qu’elle avait été illégalement fichée par le renseignement militaire français (elle ne sait toujours pas pourquoi) ; et le laboratoire pharmaceutique Merck a menacé le site de poursuites judiciaires suite à une enquête en 2018 sur l’un de ses médicaments.
Mais Isabelle Roberts porte un regard serein sur ces quelques revers, expliquant qu’ils sont la preuve que Les Jours fait bien son travail. Elle n’a en tout cas aucun regret d’avoir quitté Libération, où elle était journaliste média jusqu’en 2015, et se dit impatiente d’explorer les différentes opportunités ouvertes aux Jours.
« L’idée c’est vraiment d’être un laboratoire, d’expérimenter des choses au fur et à mesure », résume Isabelle Roberts. Quoiqu’il arrive, la ressource première des Jours a peu de chance de s’épuiser. « L’actualité ce n’est pas nous qui l’imaginons », conclut-elle. « Le scénariste, c’est le réel. »
Olivier Holmey est un journaliste et traducteur franco-britannique basé à Londres. Il a enquêté sur la finance au Moyen-Orient et en Afrique pour le mensuel Euromoney, et a contribué de nombreuses nécrologies au quotidien The Independent.