Les documents administratifs sont parfois surprenants. Un exemple: une note déclassifiée de 1977 montre que la NSA se demandait si des médiums pourraient faire exploser des villes avec le seul pouvoir de leurs cerveaux (oui, comme dans le manga post-apocalyptique Akira). D’autres fois, c’est ce que les documents publics ne disent pas qui est déconcertant — comme quand le FBI a trouvé nécessaire de censurer le nom de l’alter-ego de Superman, Clark Kent.
Nous avons connaissance de ces anecdotes grâce au travail de MuckRock, une organisation à but non lucratif (et membre de GIJN) qui aide les journalistes, les chercheurs, les activistes et les citoyens à effectuer des demandes d’accès à l’information publique aux Etats-Unis. Bien qu’il n’y ait rien de plus gratifiant qu’une demande d’accès aboutissant à une réponse positive des instances concernées, faire ces demandes peut être extrêmement compliqué et chronophage — pour ne pas dire ennuyeux. MuckRock, basé à Cambridge, dans le Massachusetts, travaille depuis neuf ans pour rendre le processus d’accès aux documents publics plus facile.
MuckRock ne simplifie pas seulement le processus d’accès aux documents — pour la somme de $20 pour quatre demandes, les membres de l’organisation vous aideront à rédiger et à envoyer vos requêtes, effectueront le suivi avec les instances concernées et hébergeront les réponses reçues. Par ailleurs, à partir de documents publics qu’ils obtiennent, leur site publie des enquêtes ainsi que des articles humoristiques.
Le ton léger et irrévérent de MuckRock — qui excelle dans l’humour absurde tout en évitant le cynisme — est recherché. L’objectif du directeur exécutif JPat Brown, qui avant de rejoindre l’organisation écrivait des articles humoristiques pour des magazines, est de montrer aux lecteurs qu’il est possible de s’amuser en effectuant des demandes d’accès à l’information publique.
“Si on ne rit pas de ce genre de choses, on peut devenir fou”, déclare JPat Brown, qui a déjà reçu une réponse officielle lui spécifiant qu’il recevrait les informations demandées au bout de 132 ans. (Il insiste toutefois sur le fait qu’en général, il reçoit plus de réponses positives que négatives.) “Nous essayons de trouver des manières différentes de rendre l’information accessible, et de la rendre vivante et réelle.”
Un de ses articles récents a mis au défi les lecteurs d’essayer une recette de bortsch de l’URSS découverte dans des archives déclassifiées de la CIA. Le vainqueur du concours a même live-tweeté son expérience.
Potatoes and meats. The Russian manual wants you to run two pots simultaneously and then combine. We did not do that. On the other hand we are not cooking for 500 people. This simmers for 20 and my wife is going to sauté some flour and “culinary herbs.” #AllAboutThatBorscht pic.twitter.com/mBNzJaeELx
— David M. Perry (@Lollardfish) January 26, 2019
“J’ai aussi trouvé les exercices physiques quotidiens effectués par Mao Zedong, j’essaie donc de les faire tous les jours et j’envisage d’écrire un article après l’avoir fait pendant un mois pour montrer à quoi ressemble “Le corps selon Mao”, explique JPat Brown. Quel type d’exercices physiques faisait-il? “Et bien, vous êtes censé vous frapper le corps pour accélérer la circulation du sang et après il y a 10 minutes de danse …”. (Depuis que nous l’avons interviewé, JPat Brown a publié son article, effectivement intitulé “Le corps selon Mao”.)
À part les recettes (il y en a aussi une pour le caramel) et les exercices physiques, les autres sujets récurrents des articles sont:
- Des réponses incompréhensibles, comme quand le FBI ne pouvait ni “confirmer ni nier” l’existence d’enquêtes sur le darknet — qu’il avait déjà confirmé mener;
- Des anecdotes historiques, comme quand l’écrivain américain Timothy Leary a trollé Ronald Reagan;
- Des plaintes du public hilarantes, comme celles reçues par la Commission fédérale des communications sur le spectacle de la mi-temps du Super Bowl accusée d’être “Luciférien” et “païen” ou les vives protestations des passagers de la compagnie ferroviaire publique Amtrak sur la voiture bar incluant des révélations telles que “[Le client] a répété que sa saucisse était froide & que sa femme avait trouvé des cheveux noirs dans sa [CENSURÉ].”
- Des photos bizarres/mignonnes (comme cette “photo d’un homme” cauchemardesque ou cet adorable chaton errant);
- Des documents censurés de manière absurde, comme quand la CIA a censuré le nom de sa propre cafétéria.
“Je pense que les lois qui régissent les demandes d’accès à l’information publique ne fonctionnent que si le public les comprend, les soutient et les connaît,” déclare Michael Morisy, le directeur exécutif et cofondateur de MuckRock. “Si vous découvrez la loi via quelque chose de léger, c’est beaucoup plus facile de s’enthousiasmer pour ce sujet que si on ne se concentre que sur le jargon juridique”.
Une large section du site est consacrée à du matériel issu des archives du FBI, avec des articles sur les personnes qui ont été surveillées par l’agence. Ces articles contiennent souvent des informations croustillantes, comme celle-ci: “Les documents du FBI révèlent que dans le cadre du plan COINTELPRO, l’agence a essayé de se faire passer pour un membre du parti des Black Panther à travers de fausses lettres qui auraient fait exclure des membres “extrémistes”. Ce plan n’a finalement jamais été mis à exécution, et ce non pas pas parce que le FBI a eu un cas de conscience de dernière minute, l’agence était simplement à court de papier à lettres.”
Les fichiers du FBI nous permettent d’en savoir plus sur de nombreuses figures historiques allant d’Albert Einstein à Malcolm X , en passant par Zsa Zsa Gabor.
“A chaque fois qu’une personne décède, il est possible d’avoir accès à leurs fichiers FBI, donc tant que les gens continuent à mourir on va toujours obtenir beaucoup de matériel,” déclare JPat Brown.
L’un des objectifs de MuckRock est de créer une communauté de fans de l’accès à l’information publique. L’organisation parvient à impliquer les lecteurs en leur proposant de collaborer sur des sujets sérieux — par exemple en utilisant un outil de crowdsourcing pour éplucher le rapport Mueller sur les ingérences russes dans la campagne de 2016 — ou à travers des jeux, comme le concours de borscht ou le populaire “FOIA March Madness”. Créé il y a quatre ans, “FOIA March Madness”fonctionne comme le “March Madness” classique, qui consiste à parier sur le tournoi de basketball des universités américaines, qui se déroule chaque année au mois de mars. Seulement, dans la version “FOIA March Madness”, à la place d’équipes de basket, les compétiteurs sont les 64 agences fédérales. MuckRock envoie la même demande à toutes les agences — cette année, l’organisation a sollicité des informations sur les agences elles-mêmes — et les participants parient sur la rapidité de réponse des agences. MuckRock place les agences sur un tableau, et chaque semaine, les fait avancer ou reculer en fonction de si elles envoient ou non l’information demandée.
“Les agences nous répètent qu’elles adorent “FOIA March Madness” et qu’elles l’attendent avec impatience tous les ans”, explique JPat Brown. “Certaines agences prennent ça très au sérieux — la SEC [Commission de la sécurité et des échanges] a même créé son propre prix après avoir gagné. Bien sûr, certaines agences ne vont jamais jouer le jeu, comme la CIA et le FBI. Mais de nombreuses personnes [au sein des services d’accès à l’information publiques des agences] font en réalité ce travail parce qu’ils veulent le faire”.
Le jeu n’est pas facile, selon David Cuillier, qui est président de la Coalition nationale pour l’accès à l’information: “J’ai utilisé des données, je les ai analysées et j’ai choisi les agences en fonction de leurs performances passées. Mais il semble que je n’ai pas si bien parié que ça, ce qui tend à confirmer mon idée que c’est un peu aléatoire et que les résultats dépendent de l’agent responsable de l’Accès à l’information publique sur lequel vous tombez ce jour là!”
Les participants qui ont parié sur les meilleures agences gagnent des packs de goodies MuckRock — et ce n’est pas juste les typiques tote bags ou mugs. Enfin, on trouve bien des mugs mais ce sont des mugs magiques. Les produits vendus par MuckRock sur leur site contiennent de nombreuses blagues pour les passionnés des documents publics, comme des T-shirts portant les acronymes des lois d’accès à l’information publiques américaines, des stickers portant la mention “Demande toujours”; et des T-shirts “Rayures noires” (en référence au logo du groupe de punk rock Black Flag).
Ils ont même des aimants de poésie contenant les mots qui se retrouvent souvent dans les réponses (dont, bien sûr, toute la terminologie autour des refus).
“On s’amusait souvent du fait que ces lettres de refus ressemblaient au jeu Mad Libs (dans lequel il faut compléter des phrases avec des mots absurdes, NDLR), où l’agence écrit , ‘euh…c’est un processus complexe… euh… je ne peux ni confirmer ni nier”, comme s’ils choisissaient des tournures de phrase au pif,” explique Brown. “Donc on a décidé d’en rire et de créer des aimants pour faire de la poésie.”
Récemment, MuckRock a organisé un évènement pour célébrer la Sunshine Week (Semaine de la transparence), et dans la fidèle tradition de MuckRock, ce n’était pas une ennuyeuse conférence — c’était un Salon de la transparence basé sur le modèle des salons de science qu’organisent les lycées américains, avec de nombreux stands, d’expositions interactives et de prix.
Les outils, les articles, les jeux, les goodies les évènements — et bien sûr les réseaux sociaux et les newsletters également — tout cela contribue à créer une communauté de fans de la demande d’information publiques. Et cela semble fonctionner.
“Muckrock est utile car dans leurs newsletters, l’équipe donne des exemples de demandes d’accès à l’information publique réussies qui peuvent donner de nouvelles idées” déclare Anthony Fisher, chef du service politique d’Insider et Business Insider, et utilisateur régulier du service de demande d’information publique de MuckRock. “Je les suis aussi sur Twitter et ils publient souvent des choses amusantes, comme leurs dossiers du FBI des années 60 — par exemple l’archive du FBI surJohn Lennon. Je pense que c’est sain pour les gens de réexaminer les sois-disant jours glorieux du passé et de réaliser qu’en fait, le gouvernement abusait toujours de son pouvoir et faisait des choses qu’il ne voulaient pas que vous sachiez”.
Un autre habitué est Jasper Craven, un journaliste freelance spécialisé dans la couverture des affaires militaires et des vétérans. Il a fait un stage à MuckRock il y a cinq ans et a continué à utiliser le service depuis.
“Il y a quelque chose d’amusant avec ce service, c’est comme une sorte de réseau social”, explique-t-il. “Vous recevez des notifications quand vous il y a du nouveau sur vos demandes. Je suis aussi des personnes d’autres personnes qui utilisent le service. Souvent, quand je cherche à structurer une requête en particulier, je regarde les demandes archivées sur le site de MuckRock et je copie la manière d’écrire des personnes qui sont vraiment douées pour ça. On peut aussi observer comment les autres utilisent cette loi et puiser de l’inspiration.”
Les demandes et les documents obtenus sont hébergés publiquement sur le site de MuckRock, bien que les utilisateurs puissent choisir de faire un embargo sur leurs demandes.
“Le processus pour effectuer des demandes d’informations à travers MuckRock est la manière la plus simple pour quelqu’un qui vient juste de commencer” déclare Nate Jones, Directeur du Projet d’action pour l’accès à l’information publique pour les Archives sur la sécurité nationale, une organisation qui collecte les archives déclassifiées.
L’équipe de MuckRock est composée de sept employés travaillant à plein temps. Selon Michael Morisy, son budget pour 2017 (l’année la plus récente pour laquelle l’organisation possède un bilan financier finalisé) était d’un peu moins de $300.000. La moitié du financement de MuckRock provient de bourses du Democracy Fund, Knight Foundation, News Integrity Initiative, et Ethics and Governance of Artificial Intelligence Initiative. Un quart provient du paiement pour les services de MuckRock et le quart restant provient de sources diverses telles que les donations individuelles ou la produits MuckRock (y compris les ventes de deux livres qu’ils ont écrit sur les fichiers du FBI des écrivains et des scientifiques).
MuckRock travaille avec des documents publics américains, donc la plupart de ses utilisateurs vivent aux Etats-Unis. Cependant, son équipe encourage les personnes vivant dans d’autres parties du monde à demander accès à ces archives.
“Les Etats-Unis ont de l’influence et collectent des données sur toute la planète” remarque Michael Morisy. “Et parfois, cela peut-être utile pour, par exemple, enquêter sur des données environnementales — peut-être que les Etats-Unis ont consulté sur des projets environnementaux à l’étranger et que vous pouvez obtenir des données de l’agence de protection de l’environnement américaine, par exemple, auxquelles vous n’auriez pas accès dans votre pays du fait de la différence des lois.”
Commencez par les articles humoristiques et restez pour les données — tel pourrait être le slogan de MuckRock Mais si vous n’avez pas encore envie d’effectuer une demande d’accès à l’information publique, ce n’est pas grave non plus.
“Nous aimerions que davantage de gens fassent des demandes mais nous voulons aussi que davantage de personnes soutiennent et comprennent ces lois”, explique Michael Morisy. “Parce que c’est ce qui est vraiment en jeu ici — les gens sont de plus en plus sceptiques au sujet des gouvernements et nous échangeons avec de nombreuses personnes qui disent, “si le gouvernement dit que nous n’avons pas le droit de savoir, qui suis-je, moi, un citoyen ordinaire, pour contrer ça ?” Je pense que cette mentalité est très dangereuse.
“Il faut que nous éduquions les gens et que nous leurs disions: si dans une démocratie, c’est vous qui élisez le gouvernement, vous n’avez non seulement le droit mais la responsabilité de comprendre ce qui se passe. Donc je pense que rendre tout cela accessible et démystifier ce processus est important pour construire ce soutien.”
Gaelle Faure est la rédactrice en chef adjointe de GIJN. Auparavant, elle a travaillé pour France 24 où s’est spécialisée dans les investigations en ligne et la vérification d’images. Elle a aussi travaillé pour News Deeply et pour Time Magazine.