Un simple coup de téléphone aura suffi à faire enterrer le documentaire gênant. Au printemps 2015, Vincent Bolloré, le patron de presse et homme d’affaires milliardaire, a appelé l’un de ses employés, Rodolphe Belmer, le directeur général du groupe Canal+, pour lui demander d’annuler la diffusion d’un documentaire contenant des révélations embarrassantes au sujet d’une importante banque française. Sa raison : la banque était un partenaire clé du groupe Bolloré, et son dirigeant un ami.
Cette censure crasse, révélée par Mediapart en 2015, a provoqué la colère de nombreux journalistes et téléspectateurs. Le documentaire a finalement été diffusé sur une chaine publique quelques mois plus tard.
Pour Geoffrey Livolsi, journaliste de 31 ans et coréalisateur du film, cette épreuve n’aura servi qu’à renforcer sa profonde conviction qu’intérêt général et intérêts commerciaux s’affrontent fréquemment. Sa solution : lancer un média à but non lucratif, dépourvu d’actionnaires, de publicités et des objectifs d’audience quotidienne des médias traditionnels ; un média dont le seul objectif serait de réaliser des enquêtes, et d’en amplifier au maximum l’écho.
Pour se faire, il s’est associé à Mathias Destal, un journaliste de 32 ans connu principalement pour ses enquêtes sur la corruption politique et l’extrême droite française. Mathias Destal a lui aussi rencontré les limites imposées à l’investigation par les médias grand public, et en était venu à la même conclusion.
Il leur aura fallu trois ans, mais les deux coéquipiers sont fin prêts à dévoiler leur projet. Disclose est en pleine levée de fonds, avec une campagne participative en ligne qui a atteint son objectif de €50,000 en un peu moins d’un mois, grâce au soutien de plus de 900 donateurs. Avec ces fonds — qui correspondraient à seulement 20% du budget de la première année — le média compte se mettre au travail dans les prochaines semaines, et publier sa première enquête l’automne prochain.
« On a mis plus de temps que les autres, mais je pense que c’est une bonne chose », déclare Geoffrey Livolsi au Réseau international de journalisme d’investigation (GIJN). « Je pense qu’il y a trois ans, l’idée de créer un media d’investigation à but non lucratif, financé par le don, n’aurait pas reçu le même accueil. »
Le public français s’étant davantage accoutumé au journalisme d’investigation et aux levées de fonds participatives ces dernières années, il est convaincu que le projet peut décoller.
Redéfinir le rôle du journalisme
Disclose entend accorder à ses journalistes le temps nécessaire — typiquement plusieurs mois — à la réalisation d’enquêtes approfondies autour de six grands thèmes : les crimes environnementaux, la santé publique, la délinquance financière, les industries agroalimentaires, les enjeux énergétiques et les libertés fondamentales. Le média compte traiter en grande partie de sujets français, mais publiera tout son travail en français ainsi qu’en anglais, afin d’atteindre un public international.
Ce nouveau projet s’inscrit dans un renouveau plus large du journalisme d’investigation en France, porté en partie par le succès de Mediapart, le site d’information lancé en 2008. Financé exclusivement par ses 140 000 abonnés, Mediapart a révélé un grand nombre des affaires les plus importantes de ces dernières années, dont le supposé financement libyen de la première campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy et la fraude fiscale commise par un ministre du budget en exercice, Jérôme Cahuzac.
Le modèle non lucratif — né dans les années 70 aux Etats-Unis avec le Center for Investigative Reporting — prône ouvertement des changements de société, faisant ainsi de Disclose un objet quelque peu singulier dans le paysage médiatique français.
« Il y a des journalistes ici qui sont un peu gênés ou s’interrogent sur cette histoire de l’impact, qui disent que notre rôle, c’est de révéler et puis c’est tout », explique Mathias Destal. « Mais nous, on estime qu’on peut redéfinir notre rôle, et on doit le redéfinir, parce que c’est aussi comme ça qu’on va pouvoir retrouver l’intérêt, la confiance, le soutien des lecteurs. »
Afin d’attirer les donateurs en ligne, ainsi que pour encourager une participation citoyenne aux projets d’investigation, Disclose propose à ses soutiens financiers d’être représentés à la direction du projet. Ceux qui auront fait un don d’au moins €40 pourront se porter volontaires pour siéger au conseil d’administration du groupe. Deux d’entre eux seront choisis par tirage au sort. Ils siègeront aux côtés de dix autres directeurs — des avocats, juristes, chercheurs et journalistes — avec un pouvoir décisionnaire égal sur les comptes et la stratégie de Disclose.
Disclose demande à ceux de ses directeurs qui sont juristes et chercheurs de réfléchir aux meilleurs moyens d’augmenter la portée de leurs enquêtes, ainsi que de conseiller leurs donateurs qui souhaiteraient faire pression sur les pouvoirs publics. Geoffrey Livolsi indique au GIJN que l’organisation ne fera pas de lobbying directement auprès des politiques ; Mathias Destal, quant à lui, déclare que l’ONG envisagerait de rencontrer des politiques afin de leur soumettre les réformes estimées utiles.
Interrogé sur cette contradiction, Mathias Destal répond : « On va réfléchir en marchant. »
De nombreux partenariats
Les deux journalistes ont été fortement inspirés par le modèle de ProPublica, aux Etats-Unis, du Bureau of Investigative Journalism, au Royaume-Uni, et de Correctiv, en Allemagne, trois médias d’investigation à but non lucratif qui s’associent à des médias grand public pour enquêter, rédiger et diffuser leurs travaux le plus largement possible.
Disclose débute avec cinq partenaires : Mediapart ; deux médias locaux, Marsactu à Marseille et Rue89 à Bordeaux, Lyon et Strasbourg; la cellule investigation de Radio France; et la plateforme de vidéos en ligne Konbini News.
Les fondateurs de Disclose admettent volontiers que Konbini News détonne, étant l’entreprise la plus commerciale des cinq. L’année dernière, sa société mère a été accusée de mêler considérations éditoriales et économiques.
Mais Konbini News a su les rassurer en prenant l’engagement de ne diffuser aucune publicité autour des contenus de Disclose. Le partenariat avec Konbini News devrait permettre à Disclose d’atteindre un public plus large, ce média étant populaire auprès des jeunes sur les réseaux sociaux.
Disclose n’envisage pas pour l’instant de s’associer à des chaines de télévision — où les intérêts commerciaux, disent-ils, sont particulièrement puissants — ni à la presse papier nationale, qui est détenue dans sa majeure partie par un petit groupe d’hommes d’affaires. Mais ils ont précisé que la liste de partenaires pouvait encore évoluer, y compris, si les conditions sont réunies, pour s’étendre à de tels médias.
Tirer les leçons des erreurs passées
Avec son financement initial en place, Disclose recherche désormais d’autres sources de fonds auprès de riches mécènes et de fondations qui partagent ses objectifs de démocratisation et de progrès social. Le modèle non lucratif étant inédit en France, Disclose pourrait avoir du mal à obtenir le soutien de fondations dans ce pays, et se tourne donc vers le reste de l’Europe et les Etats-Unis.
Par souci de transparence, les noms des personnes ayant donné plus de €2000 seront rendus publics, et les dons de plus de €5000 seront portés à l’attention du conseil d’administration, qui en vérifiera l’origine, tout en s’assurant qu’ils ne proviennent pas d’individus dont les valeurs s’opposent à celles de l’organisation.
Dans un premier temps, Geoffrey Livolsi et Mathias Destal se chargeront exclusivement de la levée de fonds, se retirant des décisions éditoriales afin de séparer le journalisme des enjeux de comptabilité. Pour réduire les coûts, Disclose n’embauchera pas dans l’immédiat de journalistes à temps plein, ni ne louera de locaux, se contentant d’employer des équipes restreintes de journalistes qualifiés pour travailler sur telle ou telle enquête. Le premier sujet doit être choisi ce mois-ci par un comité éditorial de seize personnes qui compte parmi ses membres Mathieu Martinière, co-fondateur du collectif de pigistes européen We Report, Marc Guéniat, responsable des enquêtes au sein de l’ONG suisse Public Eye, et les journalistes de renom Anne Poiret et Benoît Collombat.
D’après Geoffrey Livolsi, Disclose a su apprendre des erreurs d’autres médias français, dont les hebdomadaires Ebdo et Vraiment, qui ont utilisé les fonds participatifs qu’ils avaient levés en ligne pour embaucher de larges rédactions. Se trouvant vite à court d’argent, ils ont dû cesser leurs activités, renvoyant par la même occasion l’intégralité de leurs équipes. Le Média, un troisième groupe lancé en début d’année, est toujours actif, mais fait face à ses propres difficultés financières.
Il est temps de ralentir
Geoffrey Livolsi voit le lancement de Disclose comme un pied de nez à Bolloré et à tous les censeurs. Mais ce projet constitue avant tout une réponse pratique aux nombreux défis auxquels est confronté le journalisme de combat, parmi lesquels la censure directe mais aussi la pression commerciale sous toutes ses formes.
Pour ses fondateurs et soutiens, Disclose représente un rejet de la logique actuelle de la course à l’audience, en faveur d’un journalisme plus réfléchi, et plus efficace face aux enjeux de notre époque. Comme le résume Geoffrey Livolsi : « Il est temps de ralentir. »
Olivier Holmey est un journaliste et traducteur franco-britannique basé à Londres. Il a enquêté sur la finance au Moyen-Orient et en Afrique pour le mensuel Euromoney, et a contribué de nombreuses nécrologies au quotidien The Independent.