Le déclin de la presse locale s’est considérablement accéléré ces dernières années dans de nombreux pays occidentaux. Au Royaume Uni, 228 journaux locaux ont fermé depuis 2005, dont 40 rien qu’en 2017, selon Press Gazette. Aux Etats-Unis, selon une étude publiée récemment par l’Université de Caroline du Nord, ce sont 1800 journaux locaux qui ont fermé en moins de 20 ans, des dizaines de comtés n’ayant plus aucun journal du tout.
Cette profonde précarité économique, couplée à l’absence générale de médias concurrents localement rend souvent le travail journalistique d’enquête, traditionnellement coûteux, relayé au second plan dans les rédactions locales. Pourtant, à l’heure où le lien entre les citoyens et les élites est cassé, le journalisme local a un rôle essentiel à jouer et est même un acteur démocratique fondamental. Dans une enquête publiée en avril, Politico démontrait ainsi que Donald Trump avait emporté les élections dans la majorité des comtés ne possédant pas de journal local, où les électeurs s’informaient davantage via les réseaux sociaux. Si la presse locale est économiquement faible, comment peut-elle exercer un rôle de contre-pouvoir et s’assurer que les figures publiques locales dépensent l’argent des citoyens de manière adéquate? Pour toutes ces raisons, il est essentiel de redonner aux journalistes locaux les moyens d’enquêter.
La corruption au coin de la rue
C’est en partant de ce constat que plusieurs initiatives sont nées pour permettre aux journalistes locaux d’exercer un réel rôle de contre-pouvoir localement. Ainsi, en France, où les plans sociaux se multiplient dans les journaux locaux, un groupe de journalistes français a lancé en décembre 2016 Mediacités, un site d’investigation locale partant du principe que “la corruption est au coin de la rue”, et qu’il est donc crucial d’aborder l’actualité locale sous le prisme de l’investigation. Implanté dans 4 grandes villes françaises (Lyon, Nantes, Toulouse et Lille), Mediacités a été fondé il y a deux ans par 7 anciens journalistes de l’Express. Le média a 8 journalistes permanents et travaille depuis son lancement avec un réseau de pigistes locaux d’environ 80 personnes. En à peine deux ans, Mediacités a publié de nombreuses enquêtes, allant des notes de frais abusives du président de la métropole de Lille aux CHU leaks, une filtration d’un millier de documents internes révélant de graves incidents techniques dans l’hôpital public de Toulouse.
Au Royaume Uni, c’est The Bureau Local qui est né il y a deux ans pour permettre aux journalistes locaux britanniques de faire davantage d’investigation. “A cause des pertes économiques des journaux locaux, nous nous inquiétons d’un déficit démocratique. Au Royaume Uni, certaines zones sont de véritables déserts journalistiques. Nous pensons qu’il est essentiel que le pouvoir rende des comptes, tant au niveau local que national, pour que notre société soit juste et équitable. Et nous pensons que le journalisme local fait partie intégrante de ce contre-pouvoir”, explique Megan Lucero, directrice du Bureau Local et ex responsable du service data du Times. Le processus d’enquête s’inspire du principe des Panama Papers et de toutes les grandes collaborations internationales récentes. The Bureau Local a eu la brillante idée de l’appliquer au niveau régional.
Ainsi, quand un membre de la communauté a accès à une information ou à une base de données il la partage avec la cellule permanente de The Bureau, qui apporte son expertise dans les nouvelles technologies et la gestion de communauté pour réaliser une première analyse puis redistribuer les informations aux reporters locaux. Une fois que chaque section locale a terminé son enquête, The Bureau Local se charge du panorama national, pour que leur enquête ait un impact tant au niveau local que national. Grâce à cette technique, le média a ainsi recensé les décès des personnes sans domiciles fixes, démontrant que pas moins de 449 sans abris étaient morts en 2017 au Royaume Uni. Une enquête qui a braqué une lumière crue sur le grave déficit d’accompagnement et d’informations sur ce sujet au Royaume Uni (pas de statistiques officielles, pas de médiatisation). Les journalistes ont également enquêté sur les coupes budgétaires dans les services dédiés aux violences conjugales des collectivités locales britanniques, ainsi que sur les contrôles douaniers excessifs effectués sur les minorités visibles.
Aux États-Unis, de nombreuses initiatives ont également été lancées pour contrer la profonde crise que traversent les journaux locaux. Parmi celles-ci, on peut citer la cellule d’investigation locale lancée par le prestigieux média d’investigation à but non lucratif ProPublica. À travers cette cellule, les journalistes d’investigation de ProPublica ont choisi eux de travailler en partenariat avec des médias locaux. Ils mobilisent leurs journalistes pour travailler sur des enquêtes sur la santé, le logement, les conflits d’intérêt…etc en échange de leur expertise, de leur suivi et de la formation de ces derniers.
Du data journalisme local
Alors que les conflits d’intérêts peuvent parfois miner le journalisme local, la question du modèle économique de ces nouveaux médias est cruciale. Ainsi, les journalistes de Mediacités ont choisi d’avoir un modèle économique uniquement basé sur l’abonnement des lecteurs. “Si on voulait vraiment être indépendants, nous devions nous passer de la publicité parce qu’au niveau local la publicité est souvent faite par des entreprises ou des collectivités sur lesquels on peut potentiellement être amenés à enquêter. Le financement par abonnement, c’était le prix de notre liberté. Nous ne voulons avoir de compte à rendre qu’à nos lecteurs”, explique Benjamin Peyrel, l’un des fondateurs de Mediacités. The Bureau Local a de son côté été lancé grâce à des fonds de la Google Digital News Initiative et de la fondation Open Society, évitant ainsi les potentiels conflits d’intérêts au niveau local. “Les journalistes locaux travaillent gratuitement pour nous. C’est à eux de convaincre leurs rédactions de l’opportunité de leur libérer du temps pour qu’ils puissent travailler avec nous et de leur expliquer l’apport que cela peut représenter pour leur journal. En échange de notre enquête, des données que nous fournissons et de la coordination que nous effectuons, ils doivent partager leurs découvertes au niveau local avec le réseau et respecter l’embargo et les dates de publication que nous choisissons”, explique Megan Lucero.
Ces nouveaux médias locaux tirent profit au maximum des nouvelles technologies pour enquêter. Ainsi, les journalistes de Mediacités se sont plongés dans la base de données d’offshore leaks, rendue publique par le consortium ICIJ. Ils ont ainsi pu chercher les figures publiques locales se trouvant dans la base de données ou dévoiler quelles villes françaises avaient le plus de fraudeurs. Les journalistes viennent aussi de lancer une plateforme intitulée “lanceurs d’enquête”, pour permettre aux lanceurs d’alerte locaux de leur filtrer des informations de manière totalement sécurisée.
Le data journalisme est également au coeur du projet éditorial de The Bureau Local. Ses journalistes utilisent systématiquement l’analyse de données pour initier leurs enquêtes. “Beaucoup d’informations sont juste là, sur le net, mais certains journalistes locaux n’ont pas le temps ou les moyens pour les analyser. Le rôle de The Bureau Local, c’est de les aider grâce à notre expertise dans le domaine du data journalisme. Ensuite, les journalistes avec qui nous travaillons effectuent le travail de vérification et les reportages sur le terrain”, explique Megan Lucero, qui croit fermement au pouvoir de la collaboration pour réparer l’industrie médiatique locale. “Notre idée n’est absolument pas de menacer ni d’entrer en compétitions avec les journalistes locaux, au contraire, nous voulons les soutenir”, insiste Megan Lucero.
Écouter les lecteurs
L’idée de recréer du lien avec les lecteurs est centrale et commune aux différentes initiatives lancées pour faire renaître le journalisme local. Pour le lancement de leur nouvelle plateforme “Lanceurs d’enquête”, les journalistes de Mediacités ont ainsi organisé des soirées débats dans de nombreuses villes françaises. “Notre but , c’est d’aller à la rencontre de nos lecteurs, de les connaître, de les écouter, et de savoir quelles sont leurs attentes” , explique Benjamin Peyrel.
The Bureau Local a de son côté réuni une communauté de 800 professionnels de tous les horizons collaborant régulièrement ou ponctuellement sur leurs enquêtes: reporters locaux, blogueurs, développeurs, citoyens engagés, professeurs, avocats, ONG…que l’organisation finance à travers un “fonds pour le journalisme local”. Le média a d’ailleurs embauché deux journalistes “organisateurs de communauté”, chargés de faire grossir, d’organiser et de renforcer la vibrante communauté avec laquelle ils travaillent. Ils ont ainsi organisé des évènements tournant dans différentes villes britanniques durant lesquels ils partagent leurs savoir faire ou appellent à l’aide la communauté pour faire avancer leurs enquêtes. “On se rend compte que les membres de notre réseau aiment faire partie d’une aventure qui les dépasse. C’était particulièrement visible lors du recensement des décès des sans domiciles fixes. Normalement, les médias couvrent un décès puis passent à autre chose. Grâce à notre travail collaboratif, on a été capable de dire dans quelles régions il y avait le plus de morts. Personne n’était capable de le dire avant. C’est très important”, raconte Megan Lucero.
“Bâtons dans les roues”
Ce n’est sans doute pas pour rien, cependant, que les médias locaux ont historiquement délaissé l’enquête au profit d’une couverture de l’actualité parfois plus pragmatique. Ainsi, si les journalistes de Mediacités ont bénéficié au départ d’un effet de surprise, ils sont aujourd’hui attendus au tournant par les politiques locaux. “Au départ on était accueilli avec curiosité et sans trop d’a priori. Les politiques ne ne s’attendaient pas à ce qu’on révèle des affaires. Maintenant c’est plus difficile, les collectivités ne veulent plus nous parler. Elles ont tendance à nous mettre des bâtons dans les roues. La proximité avec les sources est parfois compliquée”, confie Benjamin Peyrel.
Autre difficulté, la perception répandue que si le montant détourné est faible, l’affaire n’est pas si grave. “C’est vrai que ce sont des petites sommes à chaque fois. Si on les compare au montant de l’évasion fiscale en France, ça peut paraître totalement dérisoire. Mais ça démontre une façon de faire, un certain état d’esprit, une confusion entre l’argent public et privé”, plaide Benjamin Peyrel.
Petits montants ou pas, les affaires révélées par Mediacités et The Bureau Local ont bien eu un impact. À Lille, une enquête a été ouverte suite aux révélations sur les notes de frais du président de la métropole. Au Royaume Uni, les enquêtes de The Bureau Local ont initié un débat parlementaire et la citation de leur travail dans des rapports gouvernementaux. On peut espérer également que leur existence provoque un effet d’émulation et un regain d’intérêt pour l’enquête au niveau local. C’est déjà le cas en Allemagne, où le média d’investigation allemand Correctiv vient d’annoncer qu’il lançait un projet inspiré de celui du Bureau Local.
Marthe Rubió est l’éditrice francophone de GIJN. Elle a travaillé en tant que data journaliste au sein du journal argentin La Nación et comme journaliste indépendante pour Slate, El Mundo, Libération, Le Figaro ou Mediapart. Elle donne également des cours de data journalisme aux étudiants en journalisme et aux journalistes professionnels.