Sous un soleil de plomb et une chaleur écrasante se trouve une région regorgeant de minéraux et de ressources naturelles stratégiquement positionnée entre l’Europe, l’Amérique et le Moyen-Orient. Des centaines d’entreprises y gagnent des milliards de dollars par an et les gouvernements étrangers y investissent des sommes considérables pour favoriser son développement. Pourtant, il ne reste pas grand chose à se partager pour les simples citoyens d’Afrique de l’Ouest.
Les touristes visitant la région sont ainsi immédiatement frappés par une réalité implacable: l’inégalité est omniprésente. En Afrique de l’Ouest, le monde des affaires est florissant et l’argent est bien visible mais la grande majorité de la population vit avec 2$ par jour. Ou va donc tout cet argent? La réponse est simple: dans les paradis fiscaux. L’évasion fiscale n’est pas l’apanage des multinationales étrangères. Le monde bien huilé de l’économie offshore, protégé par des couches de secret, a un mantra très efficace: “tout le monde le fait” . C’est ainsi que de nombreux notables d’Afrique de l’Ouest ont commencé à placer leur argent à l’étranger.
La Cellule Norbert Zongo pour le Journalisme d’Investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO), créée en 2017, ne vise pas seulement à soutenir le journalisme d’enquête mais elle contribue également à couvrir des problèmes locaux majeurs: la mauvaise gouvernance, la violation des droits de l’homme, le crime organisé et le terrorisme. Le centre agit aussi comme un lieu d’échange pour les journalistes indépendants ainsi que pour les réseaux de journalistes souhaitant couvrir l’Afrique de l’Ouest. Les journalistes ouest-africains ayant fondé notre organisation souhaitent qu’elle ait un rayonnement international car ce qui a lieu dans notre région a généralement un lien avec d’autres pays du monde.
Ainsi, l’économie offshore cristallise tous ces enjeux et son impact dans notre région est évident. A travers les enquêtes des #WestAfricaLeaks, nous avons pu révéler les comptes bancaires secrets des élites politiques, parmi lesquelles un ami proche de l’ex-président libérien Ellen Johnson-Sirleaf, un candidat à la présidence malienne et le maire de la ville la plus riche de Côte d’Ivoire. Nous avons aussi pu identifier des multinationales comme l’entreprise canadienne SNC- Lavalin, qui a utilisé des sociétés offshore pour éviter de payer des impôts au Sénégal.
Logistique
Will Fitzgibbon, le coordinateur du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en partenariat avec l’Afrique a suivi le lancement de CENOZO dès les premiers mois. ICIJ voulait effectuer une analyse globale de tous ses leaks offshores, mais focalisée uniquement sur la région Afrique de l’Ouest. C’est la première fois qu’un projet du consortium allait se focaliser sur une région spécifique.
Will Fitzgibbon connaissait bien les données puisqu’il travaillait dessus depuis quatre ans. Mais il savait aussi que les journalistes africains locaux pourraient creuser bien plus profond, trouver des angles locaux solides et rechercher des personnes d’intérêt spécifiques. Après avoir discuté de la marche à suivre avec lui pendant des mois, nous avons demandé de l’aide à nos mécènes – l’Initiative pour une société ouverte en Afrique de l’Ouest– et nous avons officiellement lancé le projet.
Nous avons proposé une session de formation à nos journalistes à Dakar, au Sénégal, rassemblant pour la première fois tous les journalistes participant à l’enquête. L’objectif de notre rencontre était simple: se rencontrer et construire un réseau de confiance. Ensuite nous pourrions commencer à enquêter. Les journalistes participant ont dû adopter des méthodes de cryptage pour pouvoir communiquer entre eux et nous avons dû nous assurer que nous travaillions tous de manière sécurisée pour avoir accès aux donnés sur les structures offshore. Will Fitzgibbon nous a ensuite aidé à comprendre les données et le monde complexe de l’offshore.
Après cette formation de 3 jours, nos 13 journalistes sont rentrés dans leur pays d’origine pour analyser en profondeur les angles possibles et chacun à choisi un sujet d’enquête sur lequel se centrer. Ensuite, Will Fitzgibbon est allé assister sur le terrain les journalistes.
Organisation du travail
Dans les 11 pays couverts, trois langues différentes sont parlées: Anglais, Français et Portugais. Nous nous sommes donc mis à la recherche de rédacteurs en chef dans ces différentes langues pour suivre le déroulement des enquêtes. Nous avons aussi recherché des avocats pour les examiner au peigne fin et ne prendre aucun risque légal. Le rédacteur en chef Philippe Rivière, le spécialiste de la diffamation Heinrich Bohmke, l’avocate Élise Le Gall et la rédactrice en chef Filomena da Silva, basée au Portugal, ont rejoint notre équipe.
Les rédacteurs en chef aidaient les journalistes en les conseillant sur les angles possibles à traiter et les personnes à contacter et en identifiant de quelle manière ils pouvaient possiblement améliorer et renforcer leurs enquêtes. Nous avons volontairement choisi de contacter seulement à la toute fin du processus les personnes et les entreprises qui étaient impliquées dans les enquêtes de nos journalistes. Tous les membres de l’équipe avaient pour instruction très stricte de ne pas évoquer leur enquête avec des sources qui pourraient devenir soupçonneuses et compromettre leurs révélations, risquant de compromettre toutes les autres enquêtes basées sur les données d’ICIJ.
Une fois que les rédacteurs en chef ont reçu les premières versions des enquêtes, Will Fitzgibbon – de retour à Washington – a parfois aidé certains journalistes en appelant lui même des responsables ouest-africains qui refusaient de répondre aux appels des numéros provenant d’Afrique de l’Ouest. Quand tous les journalistes ont pu avoir accès accès à leurs sources et que les premières versions ont été consolidées, les articles ont été passés au scanner par les avocats. Nous devions être absolument certains que les enquêtes n’allaient accuser personnes sans solides fondements.
Anonyme
L’une des missions de CENOZO lorsqu’elle a été lancée l’année dernière a été de fournir une plateforme aux journalistes ouest-africains qui ne pouvaient pas utiliser leur propre noms pour des raisons de sécurité. La cellule souhaite aussi donner une visibilité aux journalistes qui ne parviennent pas à publier leurs enquêtes dans des journaux locaux, peu enclins à aborder des sujets trop sensibles. Un problème récurrent pour les journalistes d’Afrique de l’Ouest. Grâce au soutien de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), nous avons pu développer un site web permettant aux membres de publier des articles utilisant CENOZO pour se protéger. Ils peuvent ainsi utiliser le nom de l’organisation pour signer leurs enquêtes et protéger leur identité. Ainsi, plusieurs articles des #WestAfricaLeaks n’ont pas été signés.
Nisreen Keita, journaliste basé au Burkina Faso explique ainsi l’objectif de notre organisation: “Tout a commencé avec un défi: celui de montrer qu’une nouvelle forme de journalisme était possible dans la région. Que nous avons des journalistes d’investigation et que ce dont nous avons besoin pour avoir de l’impact, c’est d’avoir accès à des documents solides. Pour mon enquête, le plus gros défi a été de publier dans un journal national. Il y a eu des moments ou les médias avec lesquels je travaillais ont dû passer des coups de fil eux-même pour ne pas révéler mon travail et identifier les gens sur lesquels j’enquêtais” .
Sans surprise, de nombreuses pressions ont été exercées sur nos journalistes. Les médias partenaires ont reçu des appels des cibles de nos enquêtes, tentant d’empêcher leur publication et les menaçant de retirer la publicité. Dans un cas, les menaces sont allées plus loin et ont mis toute l’équipe en alerte. L’un des pays couverts par les #WestAfricaLeaks a des lois sur la diffamation très strictes donc quand l’un des sujets d’une enquête a menacé un journaliste de CENOZO nous avons redoublé de vigilance. Tous les articles avaient été vérifiés avec attention par nos juristes mais nous n’avons voulu prendre aucun risque. Nous avons contacté un avocat connaissant bien la jurisprudence nationale pour qu’il examine notre enquête. Nous avons reçu sa réponse la veille de la publication: “Vous pouvez publier”.
Nous étions également en communication constante avec les membres du Comité de protection des journalistes, informant au fur et à mesure cette organisation du processus de publication et des possibles conflits dans chacun des pays. Dans une région instable où la liberté journalistique n’est pas vraiment garantie, nous devions être certains que nos journalistes allaient être protégés. Heureusement, aucune intervention n’a été nécessaire.
CENOZO est fier d’être une plateforme permettant aux journalistes ouest-africains d’enquêter sur la région, que personne d’autre ne connaît mieux qu’eux, et leur permettant de publier leur travail. C’est une manière de montrer que nous sommes actifs et prêts à nous associer à la vague d’innovation bouleversant le monde du journalisme, en soutenant la transparence et en obligeant les élites politiques et économiques à rendre des comptes. #WestAfricaLeaks est notre premier projet mais de nombreux autres sont à venir.
Daniela Q. Lépiz est data journaliste et professeure costaricaine. Elle est actuellement coordinatrice de CENOZO, dont l’objectif est de promouvoir et de soutenir des investigations transnationales basées sur le data journalisme. Elle a effectué un master en data journalisme à l’université du roi Juan Carlos à Madrid, en Espagne.